Martin Kopp : « Le carbone ne respecte aucune frontière »

Théologien écologique protestant, président de la Commission « Ecologie – Justice climatique » de la Fédération Protestante de France, Martin Kopp est aussi chargé de mobilisation francophone et européenne pour l’ONG interreligieuse GreenFaith.

Qu’évoque pour vous la problématique « migrations et climat » ?

Je pense aux migrations dans les pays du Sud. Le GIEC estime entre 3,3 et 3,6 milliards de personnes vivant dans des zones très vulnérables. Or quand la haute vulnérabilité rencontre l’expression du risque ou des Etats défaillants ou qui ne se sont pas adaptés ou qui ne sont pas accompagnés, c’est le cocktail explosif. Les migrations sont une dimension de l’injustice climatique car les personnes forcées à migrer ne sont pas responsables du changement climatique. Les causes sont connues : montée du niveau de la mer, processus de désertification mais aussi événements météo extrêmes – mégafeux, inondations (comme au Pakistan à l’été 2022). Il existe aussi des migrations dues à des conflits or le changement climatique sera demain l’un des premiers facteurs de conflit. L’ONU avance le chiffre de 250 millions de réfugiés climatiques d’ici 2050.

Or migrer est encore une solution. Nous verrons apparaître ceux que certains appellent « otages climatiques » : des personnes « piégées », incapables de migrer car dans l’impossibilité de payer un billet de bus ou de marcher sur de longues distances… Soit 140 millions de personnes d’ici 2050, selon la Banque mondiale. Les « piégés » s’ajoutant aux déplacés, on totalise déjà près d’un demi-milliard. La migration est une sorte d’adaptation. Ce sera majoritairement de la migration Sud-Sud, même s’il existe ce fantasme de la migration du Sud vers le Nord. Mais concrètement, pour le delta du Bangladesh, le pays d’accueil est l’Inde. Pour l’Afrique sub-saharienne, c’est l’Egypte. Il s’agit d’une sorte de « double peine » pour ces pays qui, en très haute vulnérabilité, doivent faire face à de la migration interne, et seront en plus obligés de devenir pays hôtes. Il faudrait commencer à y réfléchir pour éviter ces migrations-là. Un véritable équilibre est à tenir : baisser les émissions de gaz à effet de serre et mettre en œuvre l’adaptation pour ce qu’on n’aura pas su éviter. On dit que chaque dizième de degré compte, c’est vrai aussi au regard des migrations. Il faut rappeler que l’ensemble des changements environnementaux provoque davantage de mouvements de population que l’ensemble des conflits dans le monde. On ne se rend pas compte de ce qui arrive.

Quel regard portez-vous sur les rendez-vous que sont les COP (Conférences des Parties) ?

Pour moi, ces rencontres sont absolument nécessaires mais insuffisantes. Nécessaires d’abord, parce que le carbone ne respecte aucune frontière. En un an, le carbone émis n’importe où sur la planète devient une réalité commune. L’atmosphère est un bien commun. L’enjeu est intrinsèquement mondial et nécessite un lieu de dialogue multilatéral. On organise une Conférence des Parties pour chaque Convention-cadre des Nations Unies. Il en existe sur le climat, la biodiversité et la désertification. Ces rendez-vous sont fructueux. Bien-sûr, nous sommes sur une trajectoire de réchauffement à 3 degrés. C’est grâce aux COP qu’il existe un inventaire mondial des émissions de gaz à effet de serre, qu’on sait combien on émet, que des modèles mathématiques permettent de savoir où nous allons. L’accord parfait n’existe pas quand vous avez dans la même salle l’Etat de Tuvalu qui va disparaître [île de 25,6 km2 dans l’Océan Pacifique, ndlr] et l’Arabie Saoudite… Mais l’Accord de Paris (2015) est un très bon accord. Celui qui vient d’être signé sur la biodiversité, à Montréal, a été salué par les Etats tout comme par les observateurs des ONG. Le fait que se soit imposée à la COP 27 sur le climat une discussion sur les « pertes et dommages » et qu’un fonds ait été créé au niveau mondial a été une surprise, d’autant plus qu’aux premiers jours de la COP, personne ne considérait que c’était possible. Il y aura des « pertes et dommages » matériels pour tous les résidents des zones qui vont devenir inondables. Je pense encore aux 10.000 habitants de Tuvalu qui sont à 90% Protestants. Quand vous vous retrouvez dans un camp pour migrants climatiques en Australie, vous avez perdu non seulement votre mode de vie mais aussi votre culture insulaire… A quel point ce fonds sera-t-il abondé ? Les sommes seront toujours très éloignées du coût réel du changement climatique. Il s’agit néanmoins d’une avancée.

La limite des COP est que ces accords sont à mettre en œuvre au niveau national. Il y a donc des allers-retours entre l’ONU et les Etats. Il faut donc avoir un regard nuancé sur ces lieux qui ne dédouanent pas de leur responsabilité les Etats – et donc dans les pays démocratiques, les citoyens, et il y a urgence à élire des candidats qui portent un vrai programme écologie et climat – mais aussi la société civile, y compris les entreprises – je me réjouis que dans le réseau des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC) un des thèmes annuels ait été « la Maison commune ». Sans oublier la responsabilité individuelle. Les études montrent qu’en France, selon votre capacité financière, vous pouvez réduire votre empreinte carbone de 25% à 50% via la rénovation thermique du logement, l’achat d’un véhicule électrique, etc. En France, le premier secteur d’émission est le transport, avec la voiture individuelle ; le deuxième étant le bâti, avec le chauffage comme premier poste d’émission. L’étatique international et local, la société civile et chacune et chacun :  il faut que les trois soient dans une dynamique commune d’action.

Pourquoi lier justice climatique, environnementale et sociale ?

Conceptuellement, la justice climatique fait partie de la justice environnementale. Ce concept, plus large, regarde tous les enjeux. Pour la pollution, par exemple, ce sont les plus pauvres qui habitent près des déchetteries, des périphériques, des usines… Ils sont bien souvent issus de la migration et souvent « de couleur ». La notion de justice environnementale est née aux Etats-Unis, à partir d’études réalisées avec le soutien d’Eglises protestantes noires. Le comptage statistique a révélé une surreprésentation des usines et des décharges dans les quartiers noirs, par rapport aux quartiers blancs. Une question globale de justice écologique s’incarne dans la justice climatique et qui est liée au social parce que nous avons une vision intégrée du monde.

Je ferais référence, de manière œcuménique, à l’adjectif « intégral » utilisé par le pape François dans Laudato Si’ et à sa formule « Tout est lié ». Aujourd’hui on comprend qu’un chemin de vie personnel, comme celui d’une collectivité – territoire ou pays- ne peut se penser sans une insertion soutenable dans la Création. On retrouve la notion de limite à ne pas dépasser et à travers elle, celle du partage. On a déjà fait croître le gâteau économique au-delà des limites planétaires. Non seulement il va falloir le faire décroître mais en plus il faudra partager un gâteau plus petit… Se posent alors des questions d’équité et de justice.

Justice économique car les populations les plus touchées sont celles des pays d’Afrique sub-saharienne, d’Amérique latine et du sous-continent indien. Justice de genre parce que les plus pauvres sont à 70% des femmes et que statistiquement, l’empreinte carbone des hommes est plus importante (plus grosse voiture, consommation de viande plus élevée). Justice de « race » car dès que des Blancs sont concernés (Etats-Unis, Australie), cela nous touche différemment. Justice intergénérationnelle car le réchauffement climatique ne va pas s’arrêter en 2100…

C’est d’ailleurs une contribution des acteurs religieux que d’être dans « le temps long ». La phrase de Saint-Exupéry est tout à fait juste. La question de la transmission est celle de l’amour. Elle personnalise l’enjeu du climat. Les adolescents et jeunes adultes d’aujourd’hui pourront vivre l’effondrement écologique. Les enfants qui naissent aujourd’hui le verront. Si nous ne faisons rien.

Comment la foi chrétienne peut-elle aider à cheminer vers une conversion écologique ?

Riche/pauvre, homme/femme, Blanc/personne de couleur… à chaque fois, c’est un type de « Prochain ». La question écologique nous invite à relire le commandement d’agape. La parabole du bon Samaritain (Lc 10, 25-37) est la réponse que Jésus donne quand on l’interroge sur « Qui est mon Prochain ? » Le Prochain est celui qui s’est fait proche. Nous sommes appelés à nous faire proches de toutes ces personnes-là.

Il ne s’agit pas de changer de Dieu. On ne passe pas à Gaïa ! Bibliquement, la conversion, c’est la « metanoïa » qui signifie changer de regard et de comportement. Il faut redécouvrir la dimension créationnelle de notre foi : nous l’avons presque perdue ou du moins a–t-elle a pris une place très secondaire depuis le XVIème siècle. Le traité de la création a été pendant quinze siècles la porte d’entrée, non seulement du Credo mais de toute théologie.

Nous devons aussi comprendre que les autres créatures ont une valeur intrinsèque. L’insistance du Pape sur la valeur propre de chaque être dans Laudato Si’ m’avait frappé. Tout est éminent mais il y a une suréminence de l’être humain.

Pour le changement de comportement, il faut se laisser interpeller et intégrer à la vie chrétienne, dans une dynamique de sanctification, la question du rapport au créé, aux autres créatures. Tout est lié donc il n’y a pas de concurrence. Faut-il choisir entre le climat et les pauvres ? Non ! Si nous ne nous engageons pas contre le changement climatique, il y aura encore plus de pauvres demain. Ayons une vision intégrée et impliquons-nous très concrètement.

Quand François d’Assise écrit « Frère Soleil » et « Sœur Lune », son propos est poétique et théologiquement juste. Nous sommes frères et sœurs dans la famille du créé, par opposition au divin. Il y a une ouverture cosmique à la notion de fraternité et de sororité. Le pape François l’a bien compris quand il encourage à écouter les sagesses autochtones – sans aller dans du syncrétisme. Les peuples d’Amazonie disent qu’ils sont très liés à la Terre – ce que nous avons perdu. La conversion écologique est appelée à se vivre dans ces différents registres.

Comment penser le développement et la croissance autrement ?

On a tendance à adjectiver le développement : il sera « durable », « inclusif », « vert », etc. Donc nous restons sur le même modèle, sans toucher au système. Pour moi, il faut rompre avec le récit du développement et de la croissance. Le récit que nous portons en tant que « pays développé » est porteur d’un mensonge : il sous-entend que nous sommes arrivés là où nous voulions être. Or nous sommes tous des pays en croissance.

Souvenons-nous que le PIB a été inventé après la Grande Dépression. L’attention à la croissance fait suite à la Seconde Guerre mondiale. Dans un contexte de reconstruction, on devait augmenter la production agricole parce qu’on avait faim. Or ce qui était un moyen est devenu une fin en soi. Aujourd’hui nous croissons pour croître. Nous nous développons pour nous développer. Nous n’avons plus de finalité nommée.

Nous avons besoin d’une rupture dans le récit et les représentations, pour créer quelque chose d’autre. Il y a des tentatives. Aucune ne s’est imposée. Un des livres de Pierre Rabbhi, « La sobriété heureuse », s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires. Il a parlé a beaucoup de gens qui se sont reconnus dans l’idée de pouvoir vivre une vie avec des limites, ce qui n’empêche ni la fête ni la réjouissance, une vie épanouie. Il y a là l’invention d’un autre mode de vie. On a besoin d’inventer un nouveau système. Là l’enjeu est énorme puisque mondial. Je suis prudent mais il faut le dire : dans un système, il y a des vainqueurs et des perdants. Dit autrement, certains bénéficient quand d’autres sont privés de l’accès aux bénéfices. Il y a des intérêts et des conflits d’intérêts. A la COP Climat, la délégation de lobbyistes des énergies fossiles était plus importante, avec 600 personnes, que la plus grosse délégation étatique. C’est le risque du côté chrétien : Dans une approche non-violente et d’agapé, on fait comme s’il n’y avait pas de conflit d’intéresser. Or il existe des adversaires ! Certaines personnes, en pleine conscience, pour faire perdurer leur profit ou celui de leur famille, assume de faire des choix qui « crame » la planète ».

Quel serait votre message d’espérance pour 2023 ?

Je lance un appel à l’approfondissement et à l’élargissement de l’espace de sa tente… écologique (cf. Isaïe 54, 2). Il existe des dynamiques initiées en France, notamment le Label Eglise Verte, pour qui l’enjeu est de poursuivre (déjà 800 communautés labellisées) et de se développer. Il existe des lieux où l’on n’est peut-être pas. A chacun d’avoir le courage d’oser sortir de sa zone de confort, de se mettre au défi. Ce n’est pas juste l’écologie qui doit être « intégrale », c’est l’action. On ne peut pas se passer des trois niveaux : personnel, collectif, systémique. Soit collectivement, soit personnellement, comme chrétiens en France, nous avons des lieux de progrès possibles.  L’espérance naîtra de l’action !

Propos recueillis par Claire Rocher (SNMM)

Cet article est la version en intégralité des « 3 questions à » publiées dans le Courrier Mission et Migrations (n°4 – Février 2023).

Atténuation : Baisser les émissions de gaz à effet de serre.

Adaptation : S’adapter alors que le réchauffement est là.

Pertes et dommages : Tout ce qui est inévitable et qui a lieu.

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