Un lieu missionnaire : le café Dorothy !
On trouvera ici un interview de Foucauld Giuliani qui est membre de l’équipe de fondation d’un lieu d’Eglise sur le territoire de la paroisse Notre-Dame de la Croix à Ménilmontant (Paris 20e). La France, pays de mission ! Oui, mais que faire ? voici un exemple d’innovation missionnaire.
Interview de Foucauld Giuliani, de l’équipe des fondateurs de Dorothy !
Notre association Dorothy ici est arrivée en novembre 2017 (sa page Facebook). Depuis, nous aménageons ce bel espace de 430 m2, qui comporte aussi un jardin de 150 m2. C’est une belle surface. Il y avait là un centre social de la mairie de Paris, qui est parti dans un lieu plus adapté. Le lieu est la propriété de la paroisse Notre-Dame de la Croix à Ménilmontant.
L’objectif est d’héberger ici plusieurs activités :
- des activités de transmission de savoir-faire, de redécouverte des savoir-faire qui ont été transformés en activités marchandes dans l’économie, ces savoir-faire peuvent redevenir un bien possédé par tous, cela peut être un moyen pour mettre en relation les personnes. Ces activités sont assurées par des bénévoles, c’est ouvert à tous… Par exemple : plomberie, électricité, couture, céramique, menuiserie, etc.
- des espaces pour des artistes et des artisans. Un tiers de l’espace est mis ainsi à disposition, juridiquement ce n’est pas une location. C’est contre une participation aux charges… le prix des box de travail ont été calculés pour rembourser les charges à payer à la paroisse : 2000€ mensuels.
Parmi les « locataires » de ces espaces, on trouve des céramistes, plasticiens, couturières, peintres, styliste… de divers profils : des professionnels, des personnes qui louent un espace pour y exercer leur passion, l’association Aux captifs la libération qui y organise des ateliers pour divers publics… Les résidents sont intégrés à la vie du lieu. Ils adhèrent au projet, ils ne sont pas forcément chrétiens… - des activités de solidarité dans une logique de promotion de la relation inter personnelle. Il ne s’agit pas de débarquer dans un quartier et de mettre en place des activités. Il faut d’abord identifier les besoins précis du quartier, et y répondre à notre échelle. Le lundi après-midi : alphabétisation, une dizaine de personnes viennent, l’objectif est de continuer dans cette voie, renforcer les relations entre formateurs et formés, dans une logique d’amitié…
- Organiser des activités culturelles, des évènements dans la partie café… cela doit devenir le cœur battant du lieu. On pense, on crée des liens, pour former une communauté fraternelle. Ce café est en cours d’aménagement, on veut l’ouvrir en journée, à partir d’avril 18. Ce café a un statut de café associatif. Pour y venir, il faut être adhèrent, mais le montant de l’adhésion est laissé à la discrétion du client…
Nous voulons organiser des conférences et nous avons déjà commencé. Les thèmes sont abordés sous un angle chrétien, dans la ligne de l’enseignement social de l’Eglise, de la redécouverte de la centralité de la personne… Il y a la volonté d’être un lieu où se pense le temps présent, chrétiens et non chrétiens pensent leur époque…
Dorothy a un statut d’association 1901
Le modèle économique est le suivant : l’association paie les charges grâce à la mise à disposition des locaux par les artistes et artisans. Il faut générer de quoi payer un salaire, car le lieu doit être vivant donc ouvert… Nous avons plusieurs pistes pour couvrir les frais : privatisation accrue d’une partie du lieu, héberger des associations ou des entreprises, louer des salles de réunions…
Nous ne souhaitons pas avoir recours à des subventions pour le fonctionnement, mais peut-être pour l’aménagement de ce qu’on ne peut pas faire nous-mêmes. Nous avons le souci de conjuguer la création de valeurs économiques et la création de lien social… Le rôle de l’Eglise est de permettre à de tels lieux d’exister, à cause des loyers inférieurs au prix du marché. Pour le moment, les intervenants sont tous bénévoles, le salarié, ce sera pour plus tard…
Nous insistons sur la dimension « lieu ». On se voit comme un lieu et non un local… ce qui se passe ici pourrait se passer ailleurs. Notre volonté est de nous enraciner dans un point précis, avec une volonté de s’enraciner, de connaitre les voisins, de connaitre les besoins proches, de faire de Dorothy une caisse de résonance de la vie locale. Un lieu, c’est aussi une mémoire, on y vit des choses. Et ainsi, la perception du lieu change. Ce lieu devient porteur d’une histoire. Pour nous, être enraciné veut dire animer un lieu. Il nous faut donc nouer des amitiés, ne pas rester étrangers à l’environnement proche.
Parmi les gens qui sont bénévoles ici, certains animent aussi des activités dans la paroisse voisine. La relation à la paroisse est importante. Le lieu Dorothy ne doit pas être identifié à la paroisse, mais la relation vivante qui existe entre la paroisse et ce qui se fait ici n’est pas caché.
Il se mène ici des activités qu’on pourrait appeler sociales : soutien scolaire, cours de français…. Mais il faut rompre la logique bénéficiaire/aidant pour entrer dans une logique don/contredon : quelqu’un qui reçoit doit pouvoir donner à son tour. Plusieurs personnes des cours d’alphabétisation ont ensuite aidé sur des chantiers d’aménagement… la personne doit être reconnue, aidée, invitée à participer à la mesure de ce qu’elle peut donner… nous voulons vivre une fraternité.
On s’appelle par nos prénoms, le projet se déploie peu à peu, les personnes se voient, se connaissent, l’équipe s’enrichit de nouvelles personnes, une relation de confiance s’établit.
Pourquoi faire du soutien scolaire ? Il y a d’autres centres sociaux qui font cela. Nous n’avons pas d’idée prédéfinie, nous essayons de rester fidèles à notre intuition : créer un lieu de vie, un lieu de service, on sélectionne des activités qui émergent naturellement, les activités du savoir-faire manuel… Ce sont des occasions de rencontrer l’autre,
Apprendre le français et faire du soutien scolaire : ce sont des besoins du quartier. Et il faut répondre aux besoins locaux.
L’équipe des fondateurs
Une quinzaine de gens sont à l’origine du projet. Les fondateurs n’habitent pas forcément le quartier, mais certains sont venus s’installer dans le quartier, d’autres pensent y venir…
Les fondateurs de ce lieu constituent un premier cercle d’une quinzaine de personnes. Quinze copains, certains de longue date, certains se sont connus durant leurs études, d’autres se connaissaient peu. Il existe une volonté commune, en tant que catholiques, de partager la foi, de réfléchir ensemble à ce qu’on veut y faire, cette réflexion a fédéré ce groupe de personnes.
Cette équipe n’est pas monolithique. On a décidé de se former tous ensemble, à la doctrine sociale, Nous avons un calendrier de travail et nous souhaitons lire le Compendium et échanger entre nous. A tour de rôle un animateur est chargé de présenter un principe de l’enseignement de l’Eglise. Puis un débat s’instaure…
L’offre actuelle dans l’Eglise en matière d’initiatives missionnaires ne suffit pas. On n’a pas encore exploré suffisamment la catégorie de lieu. Il faut diversifier les propositions : faire une université d’été, ou se lancer en politique, ou autre chose !
Nous avons un vrai désir en tant que laïcs d’innover, et cela semble répondre à un besoin de l’époque.
Nous avons porté une grande attention aux paroles du pape, il nous invite à l’engagement, à la prise de risque. Et nous avons envie de devenir acteurs, de mener des initiatives. Sommes-nous typiques d’une « Génération pape François » ? A titre personnel, je n’ai pas de peine à dire oui, je suis un fils spirituel du pape François. Car ma propre histoire spirituelle nait avec son avènement… d’autres de notre équipe ont été plus touchés par le pape précédant. Je n’ai jamais participé aux JMJ, mais d’autres ont « fait » les JMJ précédentes…
Nous sommes sensibles à la découverte de la richesse intellectuelle du christianisme. Mais nous ne sommes pas tous des intellos. Certes, un noyau de gens lise beaucoup, ils se passionnent pour les débats. Et nous lisons plutôt Projet, Esprit, ou Limite…
Il faut avoir confiance en Dieu
Christianisme social : nous nous inscrivons dans cette tradition.
Nous ne sommes pas des innovateurs. On n’a pas de difficulté à accepter l’héritage, comme une sorte d’aiguillon. Le christianisme social est une histoire non interrompue, on essaie de lui donner une forme qui corresponde aux besoins du temps. Et nous vivons avec la certitude que l’affirmation de la foi n’est pas en contradiction avec une action universelle.
« Cacher qui on est, pour ne pas choquer l’autre ». C’est une mauvaise conception de la laïcité. Nous ne faisons pas d’obsession pour nous affirmer chrétiens. On peut parler librement, de la foi, ou de Dieu… Cela est perçu comme une occasion de rencontrer l’autre, plus que comme un risque ou un obstacle à la rencontre.
Dans notre société actuelle, il y l’idée qu’il y a une dissolution culturelle de la France. On parle de manque d’attachement religieux, de crise culturelle, de crise de civilisation… Il me semble qu’il peut y avoir un fantasme dangereux de se vouloir les sauveurs de la civilisation à travers un ré ancrage dans la religion. Selon cette vue, la religion est vécue plus comme une identité que comme une foi. Ce courant d’idées traverse le débat public. Nous concevons les choses à l’inverse : il faut nourrir notre foi et nous en faisons l’assise d’une action collective… et tout le reste viendra de surcroit.
Il faut avoir confiance en Dieu, dans sa capacité à faire porter du fruit, là où les hommes s’ancrent dans la foi, sans faire de la foi un étendard de la culture.
Ce nom de Dorothy Day ?
Dorothy Day : certains d’entre nous l’ont rencontrée un peu par hasard… en discutant de la figure inspiratrice, on a décidé de creuser les intuitions de cette personne. On a vu qu’elle était une figure passionnante. Elle est peu connue en France, et cela est un avantage, cela donne envie de la découvrir, de la faire connaitre. Le Christianisme déborde le cadre national, on peut se laisser inspirer par quelqu’un d’autre. Dorothy Day : trois raisons de la trouver attachante.
D. Day a toute sa vie cherché à articuler l’appartenance communautaire au catholicisme et la pratique d’actions pour tous. Elle n’a jamais vu cela comme une contradiction. Elle a animé des lieux « Houses of hospitality » créés dans le années 30 aux USA, les gens partageaient la vie quotidienne, des réflexions, des prières ensemble, des personnes aussi bien des gens de la rue, des artistes, des gens du clergé… D. Day avait la capacité à rassembler dans un même lieu des gens d’horizons divers.
D. Day avait une passion pour articuler la politique avec sa vie de foi. La vie de foi n’est pas du temps perdu, c’est un moment où croît dans le silence et dans l’ombre, une action postérieure qui sera féconde et riche. Elle a cela de commun avec Mère Theresa : action et prière vont de pair. Dieu nous donnera la force de faire ce qu’il faut faire, si on le lui demande, si on s’enracine en lui, il nous donnera l’énergie créatrice pour relever les défis moraux de notre temps.
Activité missionnaire ?
Nous voyons la mission comme la finalité, de notre vie de chrétien. Objectif ambitieux. Le chrétien doit se considérer chrétien dans toutes les sphères de son existence, on aimerait que ce lieu participe au rayonnement de la Parole de Dieu, et soit donc un pôle d’activités missionnaires. Il s’agit d’une mission indirecte : parce qu’elle utilise certaines activités comme médiations, pour mettre en relation des croyants et des gens pas toujours croyants ; des activités de solidarité ou de transmission des savoir-faire. L’objectif affiché n’est pas de convertir la personne ou de la porter vers l’Eglise. Mais si nous agissons dans un esprit évangélique, cela peut devenir missionnaire…. Les gens découvriront le Christ…
Avons-nous un lien avec des mouvements ou des tendances plus larges dans l’Eglise ?
La décision a été prise de ne pas se rattacher à un groupe particulier. Il y a des histoires différentes dans le groupe. Certains sont attirés par les franciscains ou les jésuites, ou les charismatiques… Pour renforcer la vie d’équipe, nous avons une vie de prière régulière, des messes partagées, des temps de retraite semestriels dans des lieux variés, chez les franciscains à Orsay, ou ailleurs.
Lieu est une catégorie ecclésiale.
Nous attachons une importance au lieu. Est-ce dire qu’il faut basculer de la paroisse à lieu ?
Ce n’est pas exclusif l’un de l’autre. Le lieu est comme une extension spirituelle des paroisses, le lieu est animé par des personnes désireuses de porter la parole de Dieu de façon indirecte.
Notre pays traverse une période de fractures, entre des centres et des arrières pays, nous sommes entrainés dans une logique de fracturation sociale, territoriale… Nous sommes sensibles au thème des fractures. Nous sommes convaincus que les chrétiens vont recoudre le tissu social, être présents dans des territoires très différents, et les mettre en lien, les mettre en réseaux.
Notre travail, c’est de ne pas céder à la panique, à la morosité, au fatalisme, dans les moments critiques, les chrétiens ont un rôle décisif, être présents et de peser sur le cours de l’histoire….
Donc l’idée de lieu est importante, comme réalisation matérielle, réalisation par laquelle passe la création d’un esprit commun. Cela est déjà un acte politique.
La qualité d’un lieu se mesure à ceci : il doit devenir un lieu de communion, ses acteurs doivent devenir des agents de communion, de la communauté humaine. La communauté doit tendre vers la communion, et cela est curieusement une relativisation du lien communautaire. Cette tension permanente vers la communion, cela crée la fraternité.
Interview réalisée par Antoine Sondag
Juin 2018