Les laboratoires d’idées (ou think tanks )
On déplore unanimement que les partis politiques ne jouent plus leur rôle de formateurs politiques de la population. Comme si ce rôle qui touche à l’éducation populaire avait été déserté. Les partis se sont, de fait, transformés presque tous en machine à gagner des élections ou en écuries présidentielles. Le rôle de formation politique reste tout de même bien présent. Mais au lieu d’être exercé par des partis, il est aujourd’hui le fait de « nouveaux » organismes qu’on appelle think tanks (de leur nom américain d’origine) ou bien et de plus en plus laboratoires d’idées. On trouvera dans la note ci-dessous une présentation du paysage français de ces laboratoires d’idées, une évaluation de leur impact, et des hyperliens pour permettre au lecteur de s’informer et de juger sur pièce…
Plutôt que de se désoler de la prétendue médiocrité de la campagne électorale qui s’ouvre, il vaut mieux aller consulter les réflexions passionnantes de nos principaux laboratoires d’idées, dans le champ politique : Fondation Jean-Jaurès, Terra Nova, Fondapol, Notre Europe, etc…
Les laboratoires d’idées,
acteurs incontournables de la vie politique et sociale.
L’expression «think tanks» a longtemps été de mise pour désigner l’émergence de ces organismes de réflexion et d’influence. Peu à peu, le terme de «laboratoires d’idées» tend toutefois à prendre souvent le pas, à mesure que le phénomène, très anglo-saxon à l’origine, se répand un peu partout, notamment en France où il se décline sous diverses appellations : clubs, cercles, fondations, instituts, centres d’analyse, groupes de prospective ou de conseils… On affirme volontiers que son poids ne fait que se renforcer auprès des décideurs et qu’il participe, de manière discrète mais d’autant plus efficace, à la vie et à l’action de nos institutions, au point de marginaliser, au nom d’une compétence et d’une expertise présumées, d’autres participants du débat politique: partis, syndicats, ONG, représentants de la société civile…
On met ainsi en avant l’indépendance et l’objectivité de ces «laboratoires» qui leur permettraient de se situer au-dessus des controverses idéologiques et à l’abri des pressions de groupes mus principalement par la recherche du profit ou la promotion d’intérêts particuliers, économiques, financiers ou autres. Bref, entre un expert supposé libre de toute attache et jugeant en fonction de ce qu’il estime être l’intérêt général et le représentant d’un lobby, préoccupé seulement de conforter un statut et des positions établies ou menacées, il n’y aurait pas à hésiter à se fier au premier. Certes, le spécialiste peut se tromper et être en contradiction complète avec un de ses collègues mais son raisonnement et ses conclusions ne sauraient être taxés d’intention délibérée et sournoise de dissimuler ou de déformer la réalité. Les choses ne sont évidemment pas aussi tranchées, tant le terme de «laboratoire d’idées» recouvre des situations bien différentes. Il est aujourd’hui gratifiant de s’autoproclamer think tank… ou de se déclarer collaborateur occasionnel de l’un d’entre eux.
L’existence d’un laboratoire d’idées repose sur quatre critères:
1- une structure stable ce qui implique une organisation inscrite dans la durée disposant de moyens propres et non la rencontre épisodique de quelques experts. Ce socle permanent peut évidemment faire appel à des intervenants extérieurs.
2- une activité de recherche de solutions de politique publique, d’information, de proposition et de conseil sur des questions touchant à la gouvernance de l’État. Aucun thème n’est a priori exclu dès lors qu’il s’agit d’un enjeu impliquant la puissance publique, même si dans la pratique certains sujets sont privilégiés: mondialisation, environnement, avenir de la planète, équilibres géostratégiques, défense et sécurité, questions de société (santé, éducation, démographie…)
3- un objectif centré sur la volonté de nourrir et d’orienter le débat public et de donner aux responsables les éléments et les moyens de prendre leurs décisions en toute connaissance de cause. Certains think tanks affichent d’ailleurs ouvertement leurs engagements politiques. Le reproche, qui leur est fait parfois, d’être prisonniers de leur tour d’ivoire et coupés des réalités ne vaut que pour une frange assez marginale d’entre eux. Ils existent avant tout pour tenter de peser sur la scène politique et médiatique et d’être reconnus comme des acteurs à part entière dans leur domaine. La plupart ressentent la nécessité de rester en contact avec les décideurs et cherchent à les rencontrer en les invitant régulièrement à des conférences, colloques, débats ou séminaires. C’est aussi une condition indispensable pour attirer des financements et des partenaires et survivre dans un environnement où la concurrence ne manque pas.
4- la volonté de défendre indépendance et non-subordination à des intérêts particuliers. Les think tanks tiennent à se présenter comme libre de toute allégeance ou pression de la part de l’Etat comme de groupes privés, même si, dans la pratique, des liens peuvent exister. Certains incluent même dans leurs statuts une charte des valeurs rappelant ce principe.
Une caractéristique de la nébuleuse des laboratoires d’idées est son hétérogénéité : certains se réduisent à quelques permanents regroupés autour d’une personnalité reconnue, d’autres à l’opposé forment de véritables entreprises faisant commerce de leurs publications et de leurs travaux, travaillant en réseau et disposant de ressources importantes. L’IFRI (Institut français des relations internationales) qui jouit pourtant d’une réputation mondiale fait pâle figure avec sa trentaine de chercheurs, comparé à la Rand Corporation et ses 1500 collaborateurs ou à la Brookings Institution. L’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), très honorablement classé dans les palmarès anglo-saxons, gère un budget de 3 millions d’euros, bien modeste confronté à celui de la Fondation Adenauer d’outre-Rhin (100 millions). Certains sont rattachés à des structures universitaires tout en gardant une autonomie (le CERI, Centre de recherches internationales, est une excroissance de Sciences-Po), d’autres ne font pas mystère de leurs liens avec une formation politique : la fondation Jean Jaurès se réclame du parti socialiste, la fondation Gabriel Péri du parti communiste, la Fondapol est proche du parti LR. D’autres, tout en se déclarant sans affiliation, sont réputées «proches», soit de la gauche (Terra Nova, Notre Europe, créée par Jacques Delors, Fondation Nicolas Hulot), soit de la droite libérale (Fondation Concorde, Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques ou FRAP). Certains, enfin, se présentent plutôt comme des groupes de réflexion dont la priorité n’est pas de conforter leur statut mais de contribuer au débat politique et à la définition de l’action publique («Confrontations» un club d’intellectuels chrétiens, «La vie des idées» animé par Pierre Rosanvallon ou le «Laboratoire d’esprit civique»). On compterait aujourd’hui dans le monde environ 6000 think tanks, plus d’un tiers se situant en Amérique du Nord, un quart en Europe de l’Ouest. L’Asie et l’Amérique latine tourneraient autour de 10% du total, les parents pauvres étant, sans surprise, l’Afrique et le Moyen Orient. La France, selon une étude datant de 2012, totaliserait environ 160 laboratoires (190 en Allemagne, 1500 aux États-Unis), chiffres à prendre avec précaution et qui sont plutôt des ordres de grandeur. La revue Challenges s’appuyant sur les travaux d’un «Observatoire des think tanks», publie régulièrement depuis plusieurs années un classement et décerne des trophées par catégories (économie, affaires internationales, développement durable…). On y retrouve grosso modo les mêmes noms qui figurent également dans un palmarès dressé selon la notoriété des intéressés. Le dernier en date met en tête Terra Nova devant la Fondation Nicolas Hulot, l’Institut Montaigne, l’IRIS, le CERI, la Fondation Robert Schuman, l’IFRI et la FRAP.
Les laboratoires d’idées ont-ils pour autant une image positive auprès de ceux qui sont susceptibles de recourir à leurs services ? La question a été posée en 2015 lors d’une enquête auprès de 1000 cadres et dirigeants : 56% ont déclaré leur faire confiance alors que les partis politiques recueillaient un score de 11% seulement. Les ¾ des personnes interrogées les considéraient utiles et de nature à «contribuer aux débats d’idées et à l’amélioration des politiques publiques».
Il importe en tout cas d’avoir à l’esprit que ce qui sort des laboratoires d’idées ne peut être a priori assimilé à des travaux scientifiques reposant sur des données dont l’état de la science d’aujourd’hui garantirait l’exactitude ou la pertinence. Les risques d’une présentation biaisée destinée avant tout à emporter l’adhésion du lecteur ne sont pas à négliger et une démonstration, aussi convaincante soit-elle, n’est jamais la garantie que tous les arguments ont été vérifiés ou mis sur la table. De même, la bonne foi n’exclut pas l’erreur de jugement et il peut être utile, sinon nécessaire, de connaître l’environnement dans lequel évolue un think tank et se renseigner sur ses liens et ses affinités. La limite entre un travail d’expert et le plaidoyer d’un lobbyiste peut être difficile à tracer. Cela étant, il faut se féliciter de l’implantation dans le débat politique au sens large de ces organismes qui sont devenus des acteurs et des rouages indispensables de la vie d’une société démocratique. Certains d’entre eux, à l’approche des élections présidentielles et législatives, ont déjà annoncé leur intention d’éclairer l’opinion sur les enjeux du scrutin et la faisabilité et la portée des mesures proposées par les partis et les candidats. Ce travail de décryptage ne peut que se révéler bénéfique.
Dominique Chassard (bénévole SNMUE)
novembre 2016