Fratelli Tutti : proposition pour penser le monde du point de vue des pauvres
La nouvelle encyclique « Fratelli Tutti » vue d’Amérique latine : la théologienne colombienne Consuelo Vélez l’analyse comme un appel à voir le monde dans la perspective des pauvres, au niveau personnel, économique, politique et structurel. Pour « rendre possible un monde de frères et sœurs où personne n’est le plus grand mais où tous sont les serviteurs les uns des autres ».
Après avoir lu cette encyclique sociale du pape François, assez volumineuse (8 chapitres et 287 numéros), il m’est venu à l’esprit de l’aborder à partir du titre que je lui ai donné, titre qui m’amène à penser que peut-être beaucoup de croyants imiteront l’attitude du prêtre et du lévite – de la parabole du Bon Samaritain – (récit repris dans le deuxième chapitre de l’encyclique) et que peu auront l’attitude du Bon Samaritain envers les personnes blessées, agressées, vulnérables, exploitées, marginalisées de notre monde d’aujourd’hui : « éprouver de la compassion, panser les plaies, y verser de l’huile et du vin, prendre le blessé sur son propre cheval et le conduire dans une auberge pour le soigner. Puis payer l’aubergiste pour qu’il continue à prendre soin de lui, en l’assurant que, s’il dépensait encore de l’argent, il le dédommagerait à son retour » (Lc 10, 25-37). En effet, être un bon Samaritain, c’est assumer « un mode de vie au goût de l’Évangile » (n° 1) et cela reste un idéal louable mais un échec dans la pratique. Si nous tous, les chrétiens, vivions l’Évangile, notre monde ne connaîtrait pas tant d’injustices, et la dignité humaine de millions d’êtres humains ne serait pas piétinée, sans cesse et de tant de façons.
L’encyclique commence par présenter la réalité que nous vivons, en la définissant comme : « Les ombres d’un monde fermé ». Le pape souligne les « rêves brisés » d’une Europe unie et d’une intégration latino-américaine (n° 10) et la négativité du nationalisme croissant (n° 11). Ainsi que la prévalence de l’économie et de la finance comme modèle culturel unique, dans lequel les intérêts individuels priment sur la dimension communautaire (n° 12), la colonisation culturelle qui prive les peuples de leur histoire, de leur identité (n° 14), la polarisation qui ne permet ni dialogue (n° 15) ni travail pour la maison commune (n° 17). Une grande urgence est celle de la « marginalisation mondiale » par des politiques qui visent la croissance économique, mais pas le développement humain intégral (n° 18-21).
Une pensée qui traverse toute l’encyclique est le manque de respect pour la dignité humaine qui réside en chaque personne – indépendamment de son sexe, son statut socio-économique, son appartenance ethnique, sa religion, son idéologie politique, et mieux encore, de sa bonté ou de sa méchanceté – c’est pourquoi elle affirme un « non » catégorique à la peine de mort, car « le meurtrier garde sa dignité personnelle » (n° 263-270). En raison de ce manque de respect de la dignité humaine, les « droits humains » ne sont pas les mêmes pour tous (n° 22), les femmes continuent d’être exclues, maltraitées et soumises à de nombreuses formes de violence (n° 23), l’on retrouve diverses formes d’esclavage (n° 24), guerres et persécutions pour des raisons raciales ou religieuses (n° 25), obsession pour son propre bien-être, progrès technologiques, mais pas de cohésion (n° 31). L’économie cherche à réduire les coûts humains, en assurant que le libre marché est la solution – une théorie qui n’a jamais prouvé son efficacité (n° 33). Des phénomènes tels que la migration exigent une réponse globale de tous les pays pour « accueillir, protéger, promouvoir et intégrer » (n° 129). Et les médias, avec tout ce qu’ils contiennent de bon, risquent de créer des mouvements de haine, d’agressivité (n° 43-44) ou de masquer la vérité, croyant qu’elle dépend de la quantité d’informations et non de la fidélité aux faits (n° 208). Face à ce monde d’ombres, Dieu continue à semer des graines de bien dans l’humanité, et l’espérance est une attitude fondamentale enracinée dans les profondeurs de l’être humain qui ne cesse de croire en un avenir meilleur (n° 54-55).
Pour toutes ces raisons, le pape propose l’amitié sociale et la fraternité universelle, non pas comme de simples attitudes personnelles – nécessaires et indispensables – mais comme des attitudes politiques et structurelles pour transformer notre monde. Le droit à vivre dans la dignité et à se développer intégralement ne peut être nié dans aucun pays (n° 107). « Tant que notre système économique et social produira encore une seule victime et tant qu’il y aura une seule personne mise à l’écart, la fête de la fraternité universelle ne pourra pas avoir lieu » (n° 110). La solidarité, c’est le service et la prise en charge des plus faibles (n° 115). C’est penser en termes de communauté, affirmer la priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par certains. C’est lutter contre les causes structurelles de la pauvreté, l’inégalité, le manque de travail, de terre, de logement, le déni des droits sociaux et du travail. C’est affronter les effets destructeurs de l’empire de l’argent. Mais tout cela ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Il faut une organisation sociale, et en particulier les mouvements populaires (n° 116) pour réclamer des terres, des logements et du travail pour tous, un véritable chemin vers la paix (n° 127).
Face à tant de revendications actuelles, François nous rappelle la fonction sociale de la propriété : la tradition chrétienne n’a jamais reconnu le droit à la propriété privée comme absolu et intouchable. C’est un droit naturel qui est secondaire et qui découle du principe de la destination universelle des biens. Dans les sociétés actuelles, cet ordre est souvent inversé (n° 118-120). Le droit de certains à la liberté d’entreprise ou du marché ne peut être au-dessus du droit des peuples, de la dignité des pauvres, ni du respect de l’environnement. S’approprier quelque chose ne doit avoir pour but que de l’administrer en vue du bien de tous (n° 122).
L’amitié sociale n’est possible qu’à partir d’une politique mise au service du bien commun (n° 154). En ce sens, il est très important de comprendre la proposition du pape car, dans des périodes politiques aussi agitées que celles que nous vivons en Amérique latine, sa pensée peut facilement être déformée. Il dénonce les « formes populistes » et les « formes libérales » qui utilisent démagogiquement le peuple (n° 155) mais il défend la légitimité de la notion de peuple et dénonce les tentatives pour éliminer ce mot du langage. La démocratie est le gouvernement du peuple, c’est la capacité d’avoir un rêve collectif. C’est pourquoi, si l’on n’incluait pas les termes « peuple » et « populaire », on renoncerait à un aspect fondamental de la réalité sociale (n° 157). Faire partie d’un peuple, c’est faire partie d’une identité commune (n° 158). La politique doit promouvoir le bien du peuple, en réalisant un véritable développement économique (n° 161-162).
Les visions libérales rejettent la catégorie de peuple parce qu’elles ont une vision individualiste et accusent de populisme ceux qui défendent les droits des plus faibles (n° 163). Ces visions libérales, imprégnées de néolibéralisme, prétendent que le libre marché résout tout. La pandémie a mis en évidence le sophisme de la liberté du marché et la dictature de la finance (n° 168). De nombreux points de vue économiques ne laissent pas de place aux mouvements populaires, ni ne considèrent que la politique doive intégrer les pauvres comme sujets, alors que sans eux, « « la démocratie s’atrophie, devient un nominalisme, une formalité, perd de sa représentativité, se désincarne car elle laisse le peuple en dehors, dans sa lutte quotidienne pour la dignité, dans la construction de son destin » (n° 169). En bref, il ne peut y avoir de voie efficace vers la fraternité universelle et la paix sociale sans une bonne politique, et celle-ci n’est pas une politique « pour » les pauvres mais « avec » les pauvres (n° 176).
La réhabilitation de la politique est donc l’une des formes les plus précieuses de la charité car elle recherche le bien commun (n° 180). La charité est plus qu’un sentiment subjectif, c’est un engagement à la vérité et à la construction de projets et de processus de développement humain à portée universelle (n° 184). La charité, qui est au cœur de l’esprit de la politique, est toujours un amour préférentiel pour les plus petits qui implique bien plus que des œuvres d’assistance. Il s’agit avant tout d’ouvrir les canaux de participation sociale aux pauvres afin de vivre le principe de subsidiarité, inséparable de celui de solidarité (n° 187).
La proposition du dialogue et de l’amitié sociale présuppose une reconnaissance de l’autre, de ses vérités possibles, une écoute sincère et une recherche commune du bien commun, sans chercher à sauver son seul point de vue. Cela implique de s’ouvrir à la vérité et d’accepter des principes fondamentaux – tels que celui de la dignité humaine – afin de construire un consensus. Ceux-ci n’impliquent pas de relativisme mais l’acceptation de valeurs fondamentales qui peuvent unir incroyants et croyants (n° 198-214). Dans ce même sens, le dialogue favorise la culture de la rencontre qui consiste à construire des ponts et à abattre des murs. Le sujet de cette culture de la rencontre est le peuple, car un dialogue qui cherche la paix sociale ne peut pas faire taire les revendications sociales. Au contraire, elle doit conduire à l’inclusion de tous et garantir des droits pour tous. Lorsqu’un secteur prétend profiter de tout comme si les pauvres n’existaient pas, il provoque tôt ou tard la violence. Un pacte social réaliste et inclusif doit également être un pacte culturel (n° 215-221).
La construction de la paix présuppose la vérité historique – le peuple a le droit de savoir ce qui s’est passé – et va de pair avec la justice et la miséricorde (n° 225-227). L’amitié sociale implique de rejoindre des groupes sociaux éloignés, mais aussi de rencontrer les plus démunis et les plus vulnérables (n° 233). Ceux qui cherchent à pacifier une société ne doivent pas oublier que l’iniquité et l’absence de développement humain intégral ne permettent pas de générer la paix. Si nous devons recommencer, ce sera toujours à partir des derniers (n° 235).
Surmonter un conflit implique le pardon et la réconciliation. Mais pardonner, ce n’est pas accepter le mal infligé par d’autres ou cesser de lutter pour les droits qui ont été violés (n° 241). C’est ne pas se laisser piéger par la vengeance et cultiver les vertus qui favorisent la réconciliation, la solidarité et la paix (n° 243). Il est nécessaire de surmonter la tentation de tomber dans la logique de la guerre avec des excuses prétendument humanitaires. Il n’y a pas de guerre juste, jamais plus la guerre ! (n° 258)
La fraternité universelle ne peut se vivre sans l’apport de toutes les religions (n° 271) et sans le témoignage de l’unité (n° 280). De plus, les religions doivent dialoguer et agir ensemble pour le bien commun et la promotion des plus pauvres (n° 282). La paix est inscrite au cœur de toutes les religions (n° 284) et aucune ne doit promouvoir l’intolérance, la guerre ou les sentiments de haine (n° 285).
L’encyclique se termine par une référence à Charles de Foucauld, qui s’est donné à Dieu, en s’identifiant aux derniers, abandonnés dans les profondeurs du désert africain. Son désir était de sentir tout être humain comme un frère et il a demandé à l’un de ses amis de prier pour qu’il soit vraiment le frère de tous. Il voulait être le frère universel. Et ce n’est qu’en s’identifiant avec les derniers qu’il est devenu le frère de tous (n° 287).
Et je reprends ce que j’ai dit au début. Ce message du pauvre, de tout quitter pour suivre Jésus « est très dur » et peu entrent par la « porte étroite » -comme le jeune homme riche dans l’Évangile- (Mt 19, 16-30). La construction d’un monde à partir des derniers n’est pas la logique qui prévaut. Ce n’est pas l’idéal de beaucoup de chrétiens. Ce n’est pas le point de vue de beaucoup qui disent croire en Dieu et en la fraternité universelle. C’est pourquoi, face à cette encyclique, beaucoup soulignent la joie de la fraternité, la beauté de l’amitié sociale, l’importance de retrouver la tendresse et la bonté, l’urgence de ne pas tomber dans le populisme, le positif d’engager un dialogue œcuménique et bien d’autres aspects valables et importants, mais qui ne constituent pas le cœur de l’encyclique, ni de l’Évangile. Pourtant l’invitation de Jésus au banquet du royaume (Mt 22,1-14) est toujours valable et peut-être que certains se décideront à entrer et que peu à peu la table se remplira de convives disposés à commencer par les derniers et à rendre possible un monde de frères et sœurs où personne n’est le plus grand mais où tous sont les serviteurs des autres.
Il est dommage que le pape François, qui parle avec audace et clarté sur les thèmes présentés ici, n’ait pas écouté la voix des femmes qui lui ont explicitement demandé d’utiliser un langage inclusif afin que l’encyclique réponde davantage au changement urgent de mentalité et de structure dans la société et dans l’Église pour leur réelle inclusion dans ces instances, et que d’autres réalités actuelles, comme la diversité sexuelle, totalement occultée dans ce document et sans laquelle il ne sera jamais possible de construire une fraternité et une sororité universelles, ne semblent pas entrer dans son horizon.
Olga Consuelo Vélez
Université pontificale xavérienne de Bogota
(Traduction Annie Josse)
Nathalie Becquart a recueilli les propose du théologien laïc vénézuélien, actuellement professeur de théologie à Boston College School of Theology and Ministry, Rafael Luciani : Un regard latino-américain sur Fratelli Tutti