<!--
-->

Frontières, Méditerranée et Migrations

journée d'étude 2024

Le 12 mars dernier le Service National Mission et Migrations organisait la huitième édition de sa journée d’étude. Comment faire en sorte que les frontières deviennent un lieu de rencontre, de passage et transformation grâce à la présence de personnes migrantes ? Comment humaniser les frontières ?

Ces réflexions et ces questions ont inspiré le thème de notre journée d’étude : Frontières, Méditerranée et Migrations. Afin d’élargir notre regard, nous avons suivi plusieurs interventions : Matthieu Tardis, co-directeur de Synergies Migrations et Camille Schmoll, directrice de recherche à l’EHESS, nous ont d’abord rappelé que les frontières sont un lieu de rencontre entre des hommes et des femmes qui circulent et qu’il est nécessaire de retravailler la notion de frontière comme un mouvement et non seulement comme une ligne de séparation. Fabienne Lasalle, directrice adjointe de SOS Méditerranée, a ensuite partagé comment la société civile se mobilise quand l’État est défaillant, de même qu’Alfred Spira, de Tous Migrants, a témoigné de comment l’accueil citoyen s’organise face à l’inaction des pouvoirs publics ; Àlvar Sánchez, jésuite et directeur de Caritas Maroc, nous a rappelé que la résilience des personnes migrantes en zone frontalière est une lumière et que l’espérance qui nous porte nous donne la force face aux défis de la mobilité humaine. Finalement, Avelino Chico, jésuite travaillant au sein du dicastère pour le service du développement humain intégral, nous a invités à recueillir le témoignage des personnes migrantes puisque leur histoire peut aider à lutter contre les préjugés et à souligner leur contribution dans les sociétés d’accueil.

Nous remercions tous les intervenants ainsi que les participants qui ont enrichi l’échange de leurs questions et expériences diverses.

Marcela Villalobos Cid

La journée d’étude se veut un lieu d’étude et de rencontre. Parmi les différents participants, il y a des délégués de la pastorale des migrants, des aumôniers catholiques de la migration, des bénévoles du Secours Catholique et du CCFD-Terre Solidaire, de l’OEuvre d’Orient, de la maison Bakhita, des membres des différentes associations des migrants.

Marcela Villalobos Cid,
coordinatrice de réseaux du Service national Missions et migration (SNMM)

P. Eric Millot

Nous avons sous les yeux et régulièrement sous les feux de l’actualité cette frontière si particulière qui est la « Mer Méditerranée. » Si la Bible pouvait être lue comme un grand récit de migrations, le passage sans cesse, incessant d’une région à une autre comme une épopée migratoire, histoire de ce que Dieu veut nous dire par cette Terre qu’il a créée et confiée aux hommes.

P. Eric Millot, directeur de Service national missions et migration

portraits d'intervenants de la session 2024

les interventions

Avelino Chico, sj, Dicastère pour le Développement Humain Intégral

Comment voit-on les défis liés aux parcours migratoires au niveau méditerranéen ?

C’est une situation qui préoccupe le Dicastère. Pour le pape, il faut sauver la vie en premier lieu. Il ne faut pas laisser la mer, les fleuves, les montagnes, les déserts devenir des cimetières. Dans cette région, il faut travailler en commun afin de mieux coordonner ce qui se passe / les différentes actions. Il faut ne pas perdre la mémoire : Lev 19, 33-34 « N’oubliez pas que vous avez été migrants en Égypte ». La civilisation de l’hospitalité et de l’accueil appartient au patrimoine de la civilisation européenne. Sauver la vie, mettre en commun, conserver la mémoire nous permettront de créer un monde plus humain.

Devant les défis posés par cette frontière, lieu commun qu’est la Méditerranée, nous, en tant que chrétiens dans un monde où la majorité ne partage pas notre foi, quel doit être notre rôle, à l’écoute des appels du pape et de l’Église, pour être justes ?

Le texte de la JMMR de 2014 inclut 3 acteurs. Pour l’Église, le premier devoir est de comprendre les causes de ces déplacements car nous courons le risque d’entrer dans la dimension du préjugé. Nous avons le devoir d’accueillir. La mer est un lieu de coexistence, le port, un lieu d’accueil, et le phare, l’espace pour éclairer. Les Etats aussi doivent gérer la migration. C’est leur devoir sachant qu’ils ne peuvent pas répondre seuls à ce défi. Enfin la communication sociale: les mass média  doivent aider à sortir des préjugés sur les personnes migrantes. Raconter et souligner les bonnes pratiques rend compte de celles et ceux qui parviennent à s’intégrer.

Pour continuer sur l’enseignement du pape François, on parle de l’accueil (sauver des vies, accueillir , protéger, promouvoir, intégrer). C’est un des défis pour des pays comme le nôtre, marqué par l’arrivée de personnes venues d’ailleurs. On avait éliminé de notre vocabulaire le mot « assimilation » mais on se rend compte que l’on revient à ce terme aujourd’hui. Jean-Paul II à la fin de sa vie rejetait l’assimilation et l’apartheid. Que comprenez-vous par intégration ?

L’intégration consiste à créer un nous plus grand que l’humanité. Lorsque nous mettons ensemble « toi et moi », nous devenons le nous. La personne qui est devant nous a des potentiels et l’intégration implique de les reconnaître et de vivre ensemble. En 2002, après 20 ans de guerre civile, l’Angola a reçu beaucoup de Portugais, de Sénégalais, de Burkinabés pour dynamiser le pays. Mon ami Burkinabé m’a invité à devenir musulman. Le chemin parcouru ensemble nous a permis de comprendre qu’il me fallait rester chrétien et lui musulman. C’est ça l’intégration en termes pratiques.

Le Pape nous appelle à la fraternité en nous invitant à avoir une attitude juste face aux personnes venues d’ailleurs. Nos communautés sont confrontées à la construction de cette fraternité.

Lors de la visite du pape à Marseille, une des paroles qui m’a le plus touché, est qu’on ne peut pas être le deuxième en fraternité. La fraternité doit être la carta magna de la pastorale. Au numéro 11 de Fratelli Tutti le pape nous dit que nous régressons dans la construction de la fraternité : « des conflits anachroniques considérés comme dépassés s’enflamment, des nationalismes étriqués, exacerbés, pleins de ressentiments et agressifs réapparaissent ». Il propose que nous revisitions notre patrimoine et pour cela que nous mettions l’accent sur la fraternité qui est ce qui caractérise notre vocation de chrétien, de chrétienne. Ceci n’implique pas seulement nous les croyants mais aussi les hommes et femmes de bonne volonté, invités à cheminer avec nous.

Le Pape a demandé de créer la Conférence Ecclésiale de la Méditerranée. Nous avons déjà la Conférence de l’Amazonie (CEAMA). Les conférences ecclésiales nous permettent d’élargir nos champs d’action. Nous avons dû mettre cela en pratique. Par exemple, à la CEAMA, le président est un cardinal mais les deux coprésidentes sont des femmes, une religieuse et une laïque.

Quel rôle le pape peut-il jouer dans cette réalité des migrations comme évêque de l’Eglise de Rome ? Et que peut faire le dicastère pour développer cette dynamique ?

En tant que dicastère, nous sommes à l’écoute des situations concrètes des églises locales. Nous soutenons ce que vous faites en écoutant, en recherchant et, enfin, en communiquant (restitution).

 

Alfred Spira, de l'association Tous Migrants

Le contexte

  • Montgenèvre, station de ski réputée des Alpes, située à 1850 m d’altitude
  • « Route des Balkans » ou « directement » d’Italie si les personnes ont traversé la Méditerranée
  • 4 000 à 6 000 passages par an, en augmentation ces derniers mois (200 certains jours).
  • 2015 : contrôle aux « frontières intérieures » instauré. Militarisation toujours plus forte de la frontière. Effectifs toujours plus nombreux et mieux équipés (Depuis 2017 : # 260, 60 m€/an)
  • Interpellation des personnes, contrôles d’identité au poste de la police aux frontières, refus d’entrée sur le territoire français et refoulements systématiques vers l’Italie (push back). Grande inefficacité
  • Local de privation de liberté attenant à la police aux frontières. Maintien des personnes en détention arbitraire durant les contrôles d’identité, en attendant le refoulement après non-admission
  • Droits des personnes à la frontière
    • entretien individuel pour déterminer la situation,

Si demande asile :

  • limitation du nombre d’heures de détention autorisé,
  • possibilité de demander l’entrée sur le territoire au titre de l’asile,
  • accès à un interprète, absence d’accès à un avocat, accès à un médecin

Sinon: retour en Italie

Violations quotidiennes documentées : recours à la CJUE (Cour de justice de l’Union européenne)

Conséquences de cette militarisation pour les personnes

  • Chemins de plus en plus détournés et escarpés en montagne pour échapper aux contrôles
  • Courses-poursuites de la part des forces de l’ordre, chutes, entorses…
  • Risques de gelure et d’hypothermie
  • Présence de femmes enceintes et d’enfants en bas âge et de MNA (mineurs non accompagnés -40%) avec familles
  • Personnes physiquement et psychiquement épuisées à leur arrivée en raison de leurs tentatives de passages souvent multiples
  • Certaines meurent, gelées (~12), noyées ou portées disparues

Quelle place pour les ONG, dans ce paysage ?

  • 2015 : ouverture d’un premier Centre d’accueil et d’orientation (CAO)
  • MAPEmonde (Mission d’Accueil des Personnes Etrangères), service de la MJC-Centre Social du Briançonnais (appui sur le tissu social existant), pour l’hébergement, l’accompagnement administratif et les cours de Français.
  • Accueil chez l’habitant progressivement organisé, jusqu’à 200 foyers d’accueil
  • 2016 : des professionnels de la montagne (accompagnateurs, guides, pisteurs, secouristes), « Pas de mort dans nos montagnes» parcourent les montagnes pour venir en assistance
  • Des solidaires italiens s’organisent aussi pour offrir des vêtements chauds et prévenir les risques de la traversée (Oulx, Cesana).
  • Des solidaires militants non briançonnais rejoignent les solidaires locaux et constituent alors un pool de maraudeurs (Collectif maraudes)
  • 2017 : l’ouverture de l’association Refuges Solidaires. Premier Refuge: TM (Tous Migrants), MdM (Médecins du Monde) Secours Catholique
  • Médecins du Monde se rapproche des acteurs locaux pour construire des actions d’accueil sanitaire et de « Réduction risques » (« soigner, témoigner, plaider ». )
  • La permanence d’accès aux soins de santé de l’hôpital de Briançon s’organise
  • 2019 : Médecins du Monde s’insère dans le mouvement des maraudes en partenariat avec le mouvement citoyen Tous Migrants pour la mise en place d’une Unité mobile de mise à l’abri (UMMA)
  • Maillage important de partenariats divers sur la question migratoire, entre associations, ONG, citoyens, religieux, militants autonomes, chercheurs de terrain et donateurs. Des réseaux se créent, s’alimentent à différentes échelles avec les autres frontières du territoire (Anafé : association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers).

Création en 2017 -2019 de la Coordination d’actions aux frontières intérieures (CAFI):  réseau de cinq associations nationales assurant une coordination de leurs actions aux trois frontières : la France avec l’Italie, l’Espagne et la Grande-Bretagne :  Amnesty International France, La Cimade, Médecins du monde, Médecins sans frontières et Secours Catholique-Caritas France agissent ensemble et dénoncent les graves violations des droits des personnes à cette frontière.

Positionnement

La criminalisation de la solidarité s’ajoute à la criminalisation des migrations.

Nous, Tous Migrants et Médecins du Monde dénonçons depuis 7 ans la politique de criminalisation systématique illégale, illégitime, discriminatoire, dangereuse, inefficace et barbare des gouvernements français et européens sur nos frontières « extérieures » et « intérieures ». Cette politique est responsable de la mort de milliers de personnes en Méditerranée, de centaines de personnes à la frontière franco-britannique, d’une cinquantaine de personnes dans les Alpes dont au moins 12 dans nos montagnes frontalières dans le Briançonnais, entre l’Italie et la France. Elle est responsable de persécutions qui constituent de véritables traumatismes physiques et psychiques pour leurs victimes qui survivront, à l’origine de troubles de la santé mentale qui se manifesteront ensuite. Elle bafoue les droits humains fondamentaux des exilés et des aidants.

Cette politique de criminalisation systématique concerne de façon globale tous les acteurs concernés, qui ne peuvent pas être séparés : les forces de l’ordre, les exilés, les aidants solidaires.

La répression n’est pas spécifique au Briançonnais, elle s’exerce depuis plus longtemps encore dans la vallée de la Roya, à Calais… et partout où des solidaires dénoncent le déni des droits des personnes exilées par l’Etat. Les gardes à vue, parfois avec « rappel à la loi », les intimidations et les menaces, les visites à domicile ou sur le lieu de travail, les contrôles et amendes multiples sous des prétextes divers, visent ouvertement à décourager les solidaires, en particulier les maraudeurs.

Rappelons que les personnes en demande d’asile et les personnes mineures isolées ne sont pas en situation irrégulière. Quant aux personnes possiblement « en situation irrégulière », il s’agit d’hommes et de femmes qui ont droit au respect de leur vie et de leur dignité. Cette situation irrégulière d’ordre administratif ne constitue pas un délit pour les personnes concernées. L’aide au séjour et à la circulation qui leur est apportée à titre humanitaire est légalement exemptée de poursuites (Droit de fraternité).

GERER L’OPERATIONNALITE : une nécessaire adaptation et évolution du droit. 

Tout le droit, rien que le droit.

Le droit doit être respecté. Il doit aussi évoluer, prendre en compte la réalité sociale.

Le contexte est celui d’un processus d’adaptation : l’application de la réglementation conduit à la criminalisation : forces de l’ordre, personnes migrantes, solidaires. Quelles que soient les réglementations, les personnes migrantes passent à travers, finissent par faire ce qu’elles veulent. Du moins pour celles qui passent intacts. Mais de nombreuses personnes en migration meurent, sont blessés, tombent malades, en particulier sont victimes d’altérations de la santé mentale. Le but à poursuivre est donc de réduire les risques liés à ce processus d’adaptation.

Fabienne Lasalle, SOS Méditérannée

En 2013, lorsqu’un terrible naufrage au large des côtes siciliennes provoque la mort de 368 personnes, le monde s’offusque. Les autorités italiennes réagissent et lancent une vaste opération appelée Mare Nostrum avec six navires mandatés pour secourir les personnes en détresse dans leur tentative de traversée de la Méditerranée. Un an plus tard et alors que plus de 150 000 personnes ont été secourues, décision est prise par les autorités italiennes de mettre fin à l’opération. La Méditerranée se retrouve soudain à nouveau vidée de moyens de secours.

Face à cette défaillance des états à assumer leurs responsabilités, des citoyens européens se mobilisent pour affréter des navires et aller au-devant de ces personnes en détresse.

C’est ainsi qu’a vu le jour en 2015  SOS MEDITERRANEE,  association civile européenne de sauvetage en mer créée par un capitaine de marine marchande allemand Klaus Vogel et une humanitaire française Sophie Beau ainsi qu’une poignée de citoyens européens dont j’ai eu la chance de faire partie.

Son objectif est de porter assistance à toute personne en détresse en mer, dans le respect de la dignité des personnes et du droit maritime international. Au-delà d’une obligation morale bien évidente, secourir celles et ceux qui sont en danger en mer est une obligation légale.

C’est avec le soutien des citoyens qui ont immédiatement répondu à notre appel que l’association a trouvé les moyens de lancer ses activités. Un soutien qui ne s’est jamais démenti et qui reste encore aujourd’hui très important et indispensable puisqu’il représente 90% des financements de SOS MEDITERRANEE.

Les missions de l’association sont de :

  • Sauver, grâce à un navire adapté pour mener des missions de sauvetage et aménagé pour accueillir un grand nombre de personnes. Un premier navire l’Aquarius a opéré de 2016 à fin 2018, lui a succédé l’Ocean Viking en 2019 qui est jusqu’à aujourd’hui le navire de SOS MEDITERRANEE ;
  • Protéger les rescapés pendant leur temps passé à bord en leur apportant les premiers soins médicaux et psychologiques après les sévices subis en Libye ou les souffrances de la traversée. La protection est assurée jusqu’au débarquement dans un lieu sûr;
  • Témoigner du drame qui se joue en Méditerranée en rapportant les récits des rescapés et la réalité de la situation. Grâce à notre présence en mer, nous sommes les yeux et les oreilles de la Méditerranée.

Depuis février 2016 (début de nos opérations en mer), et jusqu’à ce jour nos équipes ont pu secourir 40 128 hommes, femmes et enfants en Méditerranée centrale. A terre, plus de 750 bénévoles se mobilisent avec notre équipe salariée pour aller dans les écoles sensibiliser les plus jeunes (plus de 105 000 depuis 2015), participer à des évènements, des festivals, des conférences et trouver les financements pour assurer la continuité de notre mission. Une journée en mer coûte 24 000 euros.

Les difficultés croissantes rencontrées par les ONG de secours en mer Méditerranée

 Malgré le manque de moyens en Méditerranée pour secourir les naufragés, les organisations humanitaires telles que SOS Méditerranée subissent entraves et harcèlements administratifs par les autorités maritimes de coordination et les politiques hostiles à leur action.

Notre premier navire, l’Aquarius, s’est vu retirer son pavillon à deux reprises en 2018. Les navires humanitaires font l’objet de contrôles techniques par les autorités des ports italiens plus fréquemment que ce que prévoit la réglementation. Ces contrôles, toujours très tatillons, ont pour objectif de trouver un motif pour bloquer les bateaux au port.

En mer, la coordination de la recherche et des sauvetages est totalement dysfonctionnelle depuis que cette responsabilité a été confiée en 2018 aux autorités libyennes sur une vaste zone de Méditerranée centrale. Les Libyens ne communiquent pas les messages de détresse aux navires des ONG et procèdent à de nombreuses interceptions des embarcations pour les ramener en Libye, ce qui est une violation du droit maritime car ce pays n’est pas un lieu sûr.

Les Libyens n’hésitent pas à tirer sur les embarcations avec des personnes en situation de détresse ou en direction des navires des ONG qui tentent d’intervenir pour les secourir. Face à la défaillance des Libyens, les autorités maritimes italiennes sont systématiquement sollicitées par les ONG pour reprendre la coordination et notamment pour l’attribution d’un port pour le débarquement des rescapés.

Les délais sont souvent anormalement longs et il a fallu attendre 21 jours en 2022 avant que l’Ocean Viking n’obtienne l’autorisation de débarquer plusieurs centaines de personnes qui avaient été secourues et nécessitaient une prise en charge urgente.

Depuis début 2023, la situation s’est encore détériorée avec la mise en application d’une nouvelle réglementation italienne connue sous le nom du « décret Piantedosi ». Dorénavant, l’attribution d’un port intervient immédiatement après le premier sauvetage avec l’obligation de se rendre dans les meilleurs délais et sans détour vers le port désigné qui est toujours très éloigné du lieu du sauvetage.

Les temps de navigation pour regagner les ports augmentent considérablement avec l’impossibilité de procéder à d’autres sauvetages sur le chemin. Toute déviation est sanctionnée par une immobilisation du navire pendant 20 jours et des amendes.

Ce sont ainsi 20 détentions de navires d’ONG qui ont ainsi été prononcées depuis début 2023, réduisant considérablement les temps de présence en mer et les capacités de secours.

Les autres pays européens restent largement absents et ne font preuve d’aucune solidarité pour gérer la situation en Méditerranée. Le Pacte «asile et immigration» discuté au niveau européen n’apporte ni réponse, ni moyens pour le sauvetage en mer.

Une Europe forteresse qui détourne le regard de la Méditerranée

Les politiques migratoires européennes appliquées en Méditerranée centrale reposent sur le renforcement des frontières de l’Europe et une externalisation des responsabilités vers des pays tiers (Libye, Tunisie, Albanie) pour empêcher les entrées sur le territoire européen.

Ces politiques sont inefficaces car les traversées continuent malgré tous les moyens mis en œuvre. Ces hommes, ces femmes, ces enfants n’ont d’autre choix pour fuir l’horreur de la Libye ou plus récemment des persécutions en Tunisie que de s’échapper par la mer et préfèrent prendre le risque de mourir en mer.

Ces politiques sont aussi très coûteuses. Des centaines de millions d’euros sont versées aux pays tiers comme la Libye, pour intercepter les embarcations et ramener les personnes dans des centres qui sont des lieux de torture et dont elles chercheront inévitablement à s’échapper de nouveau.

Ces politiques, et c’est le plus grave, sont meurtrières car elles n’apportent aucune réponse humanitaire en Méditerranée qui reste la route migratoire la plus mortelle au monde.

Depuis 2014 ce sont plus de 30 000 personnes qui ont disparu en mer dont 80% en Méditerranée centrale. Le bilan est certainement plus lourd car ne sont comptabilisées que les disparitions qui ont pu être identifiées. Combien ont sombré en mer sans laisser de traces ?Face à la Méditerranée et devant la stèle érigée en souvenir des disparus en mer, le souverain pontife, le Pape François, venu en septembre à Marseille, interpellait nos dirigeants et nous tous :

Le phénomène migratoire n’est pas tant une urgence momentanée toujours bonne à susciter une propagande alarmiste mais un fait de notre temps, un processus qui concerne trois continents autour de la Méditerranée et qui doit être géré avec une sage prévoyance, avec une responsabilité européenne.

… Nous ne pouvons assister aux tragédies des naufrages provoqués par des trafics odieux et le fanatisme de l’indifférence. Les personnes qui risquent de se noyer, lorsqu’elles sont abandonnées sur les flots, doivent être secourues. C’est un devoir d’humanité, c’est un devoir de civilisation.

Àlvar Sánchez, sj Caritas Maroc

En Méditerranée occidentale, entre le Maroc et l’Espagne, se trouve un lieu de rencontre où coexistent diverses cultures (européenne, maghrébine et subsaharienne), langues (arabe, français, rifain et espagnol) et religions (musulmane, chrétienne et juive). Cet espace, riche et varié, est également le théâtre d’une réalité dramatique : la frontière méridionale de l’Europe occidentale, carrefour des routes migratoires d’Afrique de l’Ouest et du Nord, est une plaie ouverte par laquelle des personnes d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie risquent leur vie.

Près de l’enclave espagnole de Melilla, dans la ville marocaine de Nador, une communauté de jésuites de la province d’Espagne contribue à la mission de la Délégation diocésaine des migrations (DDM) de l’archidiocèse de Tanger.

La DDM est une organisation de l’Église catholique qui sert les personnes les plus vulnérables et offre une aide humanitaire en réponse à la situation de fragilité de la population en transit.

«Nous promouvons la solidarité avec les personnes en danger, quels que soient leur nationalité, leur origine, leurs croyances ou leur sexe, et nous œuvrons pour leur protection et le respect de leurs droits.

Nous essayons d’assurer un accueil et une écoute personnelle et communautaire afin de restaurer l’intégrité émotionnelle et de satisfaire les besoins de base des personnes déplacées.

Nous offrons également un accompagnement et une orientation aux migrants et aux réfugiés vers les structures administratives, éducatives et sanitaires.

Nous proposons aussi une assistance d’urgence dans les situations de crise humanitaire.»

Le volontariat et les nouveaux récits sur la migration

Cette communauté de jésuites considère la promotion et l’accompagnement du volontariat comme une partie essentielle de sa mission au Maroc.

Nous savons que le langage est le véhicule de la pensée et qu’en le développant ainsi que notre discours, nous façonnons notre réflexion. Le langage et la pensée partagés constituent la conscience collective. Et c’est sur celle-ci que nous bâtissons notre vision de la réalité.

Dans ce sens, les récits auxquels nous sommes exposés ont le pouvoir de motiver une perception de la mobilité humaine comme une menace ou une opportunité.

La construction d’un nouveau récit est une responsabilité, surtout lorsque d’autres voix propagent des discours qui déshumanisent.

«Nous sommes convaincus que les jeunes peuvent offrir à nos sociétés un nouveau récit sur la réalité de la migration. Voir et écouter des personnes qui décident de quitter leur pays, accompagner leur fragilité, connaître par elles le contexte des conflits, la répartition injuste des ressources, ainsi que le manque d’éducation et les causes qui le provoquent, change notre regard.

Certaines missions nous rapprochent de la blessure du monde et de la manière dont se révèle l’amour de Dieu qui a pris chair dans une famille déplacée de condition très humble. Ce mystère d’Amour nous invite à accueillir la souffrance des victimes comme un «lieu» de découverte de la réalité et nous aide à mieux comprendre qui nous sommes et pourquoi nous sommes là.»

La prévention comme stratégie

Conscients de la difficulté de répondre à la situation complexe de la frontière sud de la Méditerranée occidentale, ces jésuites soulignent l’importance cruciale de la communauté d’origine dans le projet migratoire des personnes qui décident d’émigrer. Il est de plus en plus nécessaire de sensibiliser les populations des pays d’origine à la situation migratoire au Maroc et en Europe afin de réduire les risques et d’établir des stratégies de protection.

«Le projet d’accompagnement et de prévention «Pays d’origine » est né du même désir que celui qui nous a amenés sur cette rive de la Méditerranée : protéger la vie face à la menace de la frontière. Il est essentiel de comprendre les dynamiques qui sous-tendent les projets migratoires. Souvent, nous faisons face à des rêves vains, fondés sur de fausses promesses. Parfois, c’est la famille elle-même qui pousse le jeune à émigrer.

Avec pour mission de relier l’intervention au Maroc aux lieux d’origine en Afrique subsaharienne, nous avons initié en 2019 le projet «Pays d’origine» en Guinée Conakry et au Sénégal. L’objectif principal est de diminuer les risques liés à la migration irrégulière par des actions de sensibilisation, d’information et de développement communautaire.»

Le Sénégal,  un pays à la croisée des chemins

Le Sénégal est un point d’intervention clé en raison du nombre élevé de personnes contraintes à migrer et qui mettent ainsi leur vie en péril. Les données sur le nombre de victimes que des organisations telles que Caminando Fronteras ou Missing Migrants nous présentent (environ 8000 en 5 ans), classent la route vers les îles Canaries comme la plus meurtrière au monde (OIM). Pourtant, l’été dernier, l’arrivée de petites embarcations aux Canaries a été multipliée par six.

Depuis le début de l’année 2022, une équipe multiculturelle, accompagnée par la communauté jésuite, opère depuis la ville de Mbour, au sud de Dakar.

Cette intervention est menée en coordination avec d’autres entités locales. Dans une démarche de prévention et de réduction des risques liés à la migration forcée, les activités de sensibilisation à Mbour, dans la banlieue de Dakar et à l’intérieur du pays, ciblent les jeunes, leurs familles et leurs communautés.

De plus, l’équipe traite les conséquences humaines de ces projets migratoires, telles que les morts et les disparitions en mer ou dans le désert. En réponse à cette incertitude et à cette douleur, nous avons lancé un projet d’accompagnement communautaire pour les processus de deuil, offrant ainsi un espace partagé de guérison et de réconciliation.

La spiritualité joue un rôle fondamental dans ce processus de reconstruction psychosociale. Pour de nombreux participants, prier en communauté pour leurs proches est un acte particulièrement émouvant et significatif. Pour ceux d’entre nous qui ne sont pas musulmans, c’est un privilège de partager ce moment exceptionnel et d’approcher une autre manière de prier dans laquelle nous retrouvons la nôtre.

                       

Les femmes, la technologie et la mise en réseau

Dans le contexte migratoire, les femmes font face à des défis spécifiques, étant victimes de violences particulières et de la menace constante de la traite des êtres humains sur la route de l’Afrique de l’Ouest. Il est essentiel de reconnaître cette réalité et de redoubler d’efforts pour les protéger de ces dangers, en intégrant des stratégies spécifiques de prévention et de soutien. «Les femmes ont un rôle crucial à jouer dans nos communautés; utilisons-le pour construire des alternatives pour nos jeunes au lieu de les pousser vers le danger.»

Afin de promouvoir l’utilisation de technologies visant à protéger la vie des migrants, nous lançons l’application mobile RefAid, déjà opérationnelle au Maroc et en Europe, qui fournit des informations actualisées et précises sur les organisations humanitaires et les ressources disponibles.

Conscients de l’importance du travail en réseau, nous adhérons aux engagements du Réseau Afrique Europe pour la Mobilité Humaine (RAEMH). Le RAEMH est une initiative interrégionale de notre Église impliquant plus d’une douzaine de Caritas nationales en Europe et en Afrique, afin de répondre aux défis humanitaires de la migration forcée et de contribuer à la promotion d’une vision plus fraternelle et respectueuse de la mobilité humaine.

Depuis ce Sud agité et résilient, nous sommes particulièrement reconnaissants de la contribution de toutes les personnes et institutions qui s’efforcent de s’attaquer aux causes structurelles de cette injustice douloureuse sur laquelle notre famille humaine inscrit des épisodes de sacrifice, d’amour et d’espoir.

Matthieu Tardis, Synergies Migrations

Il y a environ un mois, j’ai eu l’occasion d’assister à la représentation d’une courte pièce de Matei Visniec, auteur franco-roumain, d’ailleurs réfugié lui-même, qui s’intitule « Attendez que la canicule passe ». La pièce traitait, sur le ton de l’absurde, du maintien d’une femme avec un bébé dans les bras du mauvais côté de « la frontière des droits de l’homme ». Elle y reste longtemps, des années, sous la surveillance d’un garde-frontière appelé « sentinelle des droits de l’homme », le temps que le système traite  sa demande d’entrer. Mais le système déraille.

« LA SENTINELLE DES DROITS DE L’HOMME – Nos ordinateurs n’arrivent pas, en effet, à traiter votre demande. Vos réponses sont trop bizarres. A la rubrique nationalité vous avez marqué COULEUR DU VENT. A la rubrique dernier domicile fixe vous avez marqué CHAMP DE MINES. A la rubrique religion vous avez marqué CIEL PLEIN DE CERFS-VOLANTS. A la rubrique études vous avez marqué SOUVENIRS D’ENFANCE. A la rubrique situation de famille vous avez marqué SANATORIUM POUR LES AUTRES. A la rubrique sexe vous avez marqué DEBUTANTE. A la rubrique date et lieu de naissance vous avez écrit un poème…

Ce n’est pas bien ça. Ce n’est pas du tout bien ça. Écrire un poème à la rubrique date et lieu de naissance, ça ne sert à rien. De toute façon, nos ordinateurs n’ont pas pu traiter le poème, et plusieurs sont même tombés en panne. Vous voyez cette fumée-là ? C’est la fumée de l’un de nos ordinateurs, un bio-ordinateur en effet, extrêmement sensible et sophistiqué, qui a fait un choc informatique en essayant de traiter votre fiche. » 

 

Cette pièce de Visniec permet de pointer du doigt un angle paradoxalement peu abordé des politiques de contrôle des frontières à des fins migratoires, que ce soit pour les construire ou pour expliquer leur inefficacité. C’est le facteur humain.

Or, disons-le tout de suite, ces politiques européennes – mais on pourrait aussi parler des États-Unis d’Amérique – sont des échecs peu importe d’où on les observe. Si on les regarde du côté des objectifs qui leur sont assignés, c’est-à-dire la réduction des flux migratoires, on constate que les arrivées dites irrégulières sur les côtes européennes ont augmenté de près de 70 % en 2023 (270 000) et que le niveau de la demande d’asile est revenu à celui de l’année 2015 (1,2 million). Si on les regarde d’un autre côté, nous comptons malheureusement plus de 4 000 morts en Méditerranée l’année dernière, un chiffre qui est certainement bien en-deçà de la réalité. Ici, le facteur humain n’est illustré que par une série de chiffres qui ont du mal à décrire correctement les réalités vécues par les personnes concernées.

En général, notamment lorsque je suis interrogé par les médias sur les politiques françaises et européennes d’asile et d’immigration, j’évite de plus en plus les terrains du droit et de la morale. Pourtant, il y aurait beaucoup à dire sur la compatibilité de ces politiques avec les droits fondamentaux, compte tenu de leur niveau de contrainte sur la liberté et les libertés procédurales des migrants et des réfugiés. Et il n’y a qu’un pas pour aller sur le terrain de la morale puisque le droit n’est qu’une expression d’une morale, particulièrement lorsque l’on parle de droits dits inaliénables de la nature humaine tel que cela a été conceptualisé par des textes aussi importants que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ou la Convention européenne des droits de l’homme de 1951.

J’évite ce terrain d’abord parce qu’il devient trop technique pour être entendu, voire entendable, et compris. Surtout, j’entends contourner les accusations d’utopisme, de « droit de l’hommisme » et les attaques de plus en plus violentes contre le droit qui réduirait la souveraineté des États nations. À l’inverse, j’essaie de retourner l’argument d’utopisme pour questionner les volontés de fermeture hermétique des frontières aux migrants – à compter que cela soit techniquement possible – et questionner la faisabilité opérationnelle des politiques en cours ou sur le point de l’être, comme c’est le cas avec la dernière loi immigration en France ou encore davantage avec le pacte européen sur la migration et l’asile qui est en train d’être traduit en législation européenne.

Prenons ce dernier exemple.

Le pacte suggère de mettre en place un système de filtrage (screening) pour tous les ressortissants de pays tiers qui franchissent irrégulièrement les frontières extérieures de l’UE, qui ont été débarqués après une opération de recherche et de sauvetage en mer, qui demandent l’asile à la frontière ou qui ont été arrêtés dans un État membre sans être passés par ce contrôle préalable. Ils peuvent être privés de leur liberté pendant cinq jours pour cette évaluation individuelle qui consiste en des contrôles d’identité, de santé et de sécurité.

L’objectif est de déterminer le statut de la personne pour l’orienter vers une procédure adaptée :

  • une procédure de retour (12 semaines) ;
  • une procédure d’asile à la frontière (12 semaines) pour les personnes qui ont peu de chance de se voir attribuer une protection internationale (utilisation de faux documents, menace pour l’ordre public, pays d’origine avec un taux de reconnaissance inférieur à 20 %…) ;
  • une procédure d’asile classique. La Commission européenne avait proposé de rendre obligatoire les concepts de pays tiers sûr et de pays de premier asile mais cela a été rejeté par le parlement et le conseil. Mais de manière générale, les motifs d’accélération de la procédure ont été élargis et les droits procéduraux des demandeurs d’asile affaiblis (l’aide juridique gratuite, le recours suspensif, les délais de recours…).

Le Conseil a ajouté un concept de « capacité adéquate », c’est-à-dire un objectif chiffré de demandeurs auxquels la procédure à la frontière doit être appliquée à tout moment au cours d’une année. Cette capacité doit être au minimum de 30 000 places dans l’UE – avec une clef de répartition entre les États membres – et pourra être au maximum de 120 000 places d’ici trois ans.

Le pacte propose de remplacer le règlement Dublin par un nouvel instrument plus global de gestion de l’asile et de l’immigration qui inclut un mécanisme de solidarité. Les règles de Dublin sont maintenues, principalement le critère de premier pays d’entrée dans l’UE. La proposition de règlement prolonge la responsabilité des pays de première entrée à 2 ans, voire 3 ans si le demandeur s’est soustrait à la décision de transfert, ou 15 mois si le demandeur est passé par une procédure d’asile à la frontière.

Un mécanisme « correcteur » de solidarité est adjoint à ces règles de responsabilité. Ce mécanisme sera activé en fonction de la situation d’un État membre et de la pression migratoire mais c’est surtout un système de contributions flexibles des États membres sur une base volontaire. Ces contributions peuvent prendre plusieurs formes :

  • la relocalisation de demandeurs d’asile depuis le pays de 1er entrée. Le nombre de personnes relocalisées dans l’UE devra être au minimum de 30 000 par an. Si un État membre n’accepte pas sa part de « relocalisés », il devra verser 20 000 euros par personne au budget de l’État ;
  • D’autres formes variées de soutien opérationnel : soutien de long terme pour renforcer les capacités d’un Etat membre dans les domaines de l’asile, de l’accueil ou du retour ; soutien sur les aspects extérieurs de la gestion de l’asile.

En complément de ces règles procédurales qui prévoient déjà des exemptions aux standards ordinaires du droit d’asile, l’UE entend mettre en place des régimes dérogatoires dans des situations exceptionnelles mais largement définies.

En septembre 2020, la Commission a proposé un règlement dit « crise » qui permet de déroger au règlement procédure. En complément du pacte européen sur l’asile et la migration, la Commission a proposé le 14 décembre 2021 une révision du code Schengen dans la suite des événements qui se sont déroulés à la frontière avec la Biélorussie en novembre. La Commission a notamment proposé un règlement visant à faire face « aux situations d’instrumentalisation dans le domaine de la migration et de l’asile ». Ce règlement prévoit des dérogations en matière de délai d’enregistrement des demandes d’asile (4 semaines), de délai d’instruction des demandes à la frontière (16 semaines), des points d’enregistrement des demandes d’asile ou des conditions matérielles d’accueil. Le règlement « instrumentalisation » a été rejeté par le conseil en décembre 2022 pour être finalement fusionné avec le règlement « crise ».

Nous pouvons identifier deux idées forces du pacte :

  • Maintenir les personnes migrantes au plus près des frontières extérieures de l’UE, voire au-delà, grâce à une combinaison du concept de pays tiers sûr et des partenaires avec les pays tiers voisins.
  • Permettre aux États membres de déroger dans de multiples circonstances aux standards de base du régime d’asile européen commun au risque de porter atteinte à son unité. Autrement, le pacte institutionnalise et légalise des pratiques qui, à ce jour, ne le seraient pas (même si elles ne sont pas sanctionnées).

On comprend la logique du pacte ! Mais quelle est la faisabilité opérationnelle de ces politiques ? Si les moyens des agences européennes (Frontex et l’agence européenne de l’asile) ont fortement augmenté depuis 2015, les États membres restent en charge de la mise en œuvre des politiques européennes. En fait, les décisions de l’UE ont généralement une cohérence et une rationalité sur le papier. Mais celles-ci, propres à l’Europe ne résistent pas au principe de réalité lié à la complexité des mouvements de populations et aux jeux des pays tiers auxquels l’UE confie de plus en plus de responsabilités dans ses politiques migratoires. Vouloir uniformiser les procédures aux frontières extérieures constitue un non-sens dans la mesure où les situations migratoires, notamment les profils des migrants, évoluent dans le temps et dans l’espace. Par exemple, l’Espagne, l’Italie et la Grèce disposent de capacités et de moyens variés. Surtout ces trois États entretiennent des relations très différentes avec les pays tiers qui leur font face (Maroc, Tunisie, Libye, Turquie) et qui se trouvent par ailleurs dans des situations géopolitiques contrastées. En d’autres termes, l’idée d’une procédure uniforme est illusoire tant que le contrôle des frontières et la procédure d’asile relèvent de la compétence des États membres.

Mais c’est surtout le facteur humain qui fait fumer ces ordinateurs sur lesquels il faudrait taper 1 pour réfugiés, taper 2 pour mineurs non accompagnés et taper 3 pour migrants économiques. À partir du moment où ces personnes, quelle que soit la case dans laquelle on veut les mettre, mettent un pied sur la frontière des droits de l’homme comme le disait Visniec, la machine déraille. Et je l’inclus dans les déraillements les traitements dégradants, les injustices, l’enfermement et bien sûr la mort.

Ce que nous avons appelé un peu rapidement la crise des réfugiés de 2015 a bien montré l’échec de politiques d’asile et d’immigration marquées par une approche sécuritaire – que je distingue légèrement du contrôle – sur fond de défiance mutuelle entre les États membres et entre les institutions européennes. La situation est devenue incontrôlable pour les gouvernements dans la mesure où ces personnes sont entrées en contact avec les sociétés européennes et leurs institutions démocratiques. Le facteur humain est devenu plus concret pour les dizaines de milliers de personnes qui ont rencontré ces migrants et/ou réfugiés, et il est aussi devenu bien plus complexe que les chiffres mentionnés plus haut.

C’est justement un des principaux dangers des politiques d’externalisation de la gestion des flux migratoires et, ce qui est en train de devenir une réalité, l’externalisation du traitement des demandes d’asile. Si la crise de 2015 a été réglée selon la perspective de l’UE, ce n’est pas grâce à la politique développée à l’intérieur de l’UE mais grâce aux interventions de nos voisins, à savoir la Macédoine du Nord qui a fermé sa frontière avec la Grèce en février 2016 puis la Turquie à la suite du « deal » avec l’UE en mars 2016. En Méditerranée centrale, c’est la coopération avec les garde-côtes libyens qui permet de réduire l’intervention de la marine italienne et donc des arrivées en Italie. La marine italienne a progressivement transféré sa mission d’interception et de sauvetage en mer à la marine libyenne. Pour cela, l’Italie a cédé des patrouilleurs à la Libye et l’a accompagnée dans la création d’une zone de recherche et de sauvetage. Cette zone a été créée en décembre 2017 ; puis un centre conjoint de coordination des sauvetages en mer a pris la suite du centre de coordination italien à partir de juin 2018. Les effets n’ont pas tardé. Seuls 8 % des migrants sauvés en mer étaient débarqués en Libye avant le memorandum de coopération de février 2017. Ils étaient 48 % au cours du premier semestre 2018 puis 85 % au cours de la seconde partie de l’année.

En exportant la gestion des flux migratoires, on externalise de fait le contrôle des frontières européens auprès de pays tiers « sous-traitants » que l’on paie très cher d’ailleurs. On externalise aussi le facteur humain qui, juridiquement, n’est plus notre affaire.

Mais cette approche n’est pas sans danger puisque si le contrôle de l’immigration est un des attributs de la souveraineté nationale, cela signifie alors que l’on transfère une partie de notre souveraineté à ces pays qui nous entourent et qui ne nous veulent pas que du bien. On l’a vu avec la Turquie, le Maroc, bientôt avec la Tunisie et, dans un contexte très différent, avec la Biélorussie et la Russie.

Pour conclure, je voudrais souligner la porosité des frontières, si ce n’est aux mobilités humaines, à certaines idées. Loin de moi de penser que cette frontière des droits de l’homme soit étanche. D’un côté (du nôtre), on observe des attaques violentes contre l’État de droit et ce qui fonde finalement nos sociétés : la dignité humaine. La remise en cause de la démocratie et de l’État de droit par de nombreuses forces politiques, parfois aux commandes des pays, cible pour l’instant principalement les étrangers mais nous concerne et nous concernera toutes et tous. De l’autre côté de la frontière, les temps sont encore plus difficiles mais il y existe aussi de la solidarité et de l’humanisme. Il s’agit du même combat et nos réseaux – je pense notamment à ceux de l’Église – doivent promouvoir des deux côtés la simplicité du principe de la dignité humaine et la complexité du monde.

sur le même sujet

Journee études 2024

Journée d’étude 2024 : « Frontières, Méditerranée et Migrations « 

Depuis neuf ans, le Service National Mission et Migrations de la Conférence des Évêques de France (CEF) organise une journée d’étude annuelle sur un thème lié à l’actualité. Cette année (2024), elle portera sur « Frontières, Méditerranée et Migrations ».

ça peut aussi vous intéresser

rencontre oecuménique Marseille

Rencontres Méditerranéennes : moment de recueillement avec les responsables religieux au Mémorial dédié aux marins et aux migrants disparus en mer

Rencontres Méditerranéennes : moment de recueillement avec les responsables religieux au Mémorial dédié aux marins et aux migrants disparus en mer le vendredi 22 septembre 2023.