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« Migrations, frontières et enjeux de notre mission » par P. Jean-Marie Carrière, SJ

Lors de la Commission nationale élargie du 6 octobre 2022, le P. Jean-Marie Carrière, SJ, est intervenu sur le thème « Migrations, frontières et enjeux de notre mission ».

  1. Les migrations constituent un phénomène global et structurel (ce qui n’est pas une nouveauté) : au-delà des chiffres, faire mémoire.

Il pourrait être bon de faire un peu mémoire, depuis une quinzaine d’années, pour sentir les évolutions et nous inscrire dans un contexte un peu large.

Entre 2013 et 2021, les routes migratoires vers l’Europe se diversifient en fonction des fermetures des frontières. On distingue : la route Est Méditerranée – Turquie et Grèce ; la route Centrale Méditerranée – de la Libye à l’Italie et Malte ; la route dite « des Balkans » ; enfin la route Atlantique – des Canaries vers l’Espagne (Marocains, et Sub-Sahariens). Une autre route entre la France et l’Angleterre, par traversée de la Manche, a pris pas mal d’importance.

Depuis 2010, on compte plus de 20 000 morts en Méditerranée. La traversée de la Manche ainsi que la traversée atlantique s’avèrent aussi dangereuses.

En 2010, la notion de « migrant climatique » apparaît sur la scène internationale, grâce au HCR. En 2019-2020, quelques arrêts de la Cour de Justice de l’Union Européenne ouvrent le début d’une jurisprudence en posant la catégorie de « migrant environnemental », qui n’est pas encore définie dans le droit international.

Depuis 2013, les cours de justice européennes (Cour de Justice de l’Union Européenne, Cour Européenne des Droits de l’Homme) sont débordées, et procèdent à des tris sévères en amont. La CEDH pratique une adaptation constante aux conditions d’urgence en les prenant en compte, notamment pour les difficultés en Grèce, ce qui se fait au détriment du respect des droits fondamentaux.

En 2015 et 2016, les mouvements d’entrée depuis la Syrie vers la Grèce via la Turquie ne provoquent pas une « crise des réfugiés », mais plutôt une crise de l’accueil en Europe de plus d’un million de personnes sur les routes et à travers les pays européens, surtout vers l’Allemagne (Prix Nansen 2022), et l’Europe du Nord. En Syrie, on compte 7 millions de déplacés internes, et environ 5 millions de réfugiés en Turquie.

A partir de 2016, les pratiques d’accueil s’organisent au niveau des villes : Palerme, Riace, Calais — L’association Anvita réunit les plus dynamiques : Barcelone, Strasbourg… (voir le rapport IFRI de 2019).

En 2017, la fuite des Rohingyas de la Birmanie vers le Bengladesh n’a aucun impact en Europe. Ni d’ailleurs la fuite de 5 millions de Vénézuéliens vers les pays limitrophes au nord de l’Amérique latine en 2018.

Les migrants deviennent une monnaie d’échange dans les politiques nationales : accord avec la Turquie en 2017, accord entre le Maroc et l’Espagne en 2021 ; manipulations de migrants par la Biélorussie à la frontière avec la Pologne. L’ouverture ou la fermeture des frontières pour les déplacements migratoires jouent dans le rapport de force avec les Etats Européens.

Les sauvetages en Méditerranée reprennent des proportions larges, cependant que les retours forcés en Libye deviennent massifs. Les récits des séjours de migrants africains en Libye sont terrifiants (esclavage sur plusieurs années).

Ukraine : 6 millions (comparable au Venezuela), mais beaucoup reviennent au pays.

Quelques chiffres – toujours difficiles à interpréter

Sur environ sept milliards d’habitants que compte la planète aujourd’hui, près d’un milliard d’entre eux est en situation de mobilité ; la plupart pour une migration interne, à l’intérieur de son propre pays (740 millions) et le reste pour des migrations internationales, c’est-à-dire en traversant une frontière (240 millions). Le Sud attire aujourd’hui presque autant de migrants que le Nord : en millions, 75 vers le Sud pour 113 vers le Nord au début des années 2000 ; 114 vers le Sud pour 134 vers le Nord aujourd’hui. Un fait qui relativise le propos de Stephen Smith nous inquiétant avec la « jeune Afrique » et le « Vieux continent », ouvrage auquel François Héran a répondu de manière convaincante[1].

Les migrants climatiques ? Selon un rapport de la Banque mondiale (septembre 2021), les effets du changement climatique pourraient contraindre jusqu’à 216 millions de personnes dans six régions à se déplacer à l’intérieur de leur propre pays d’ici 2050. Le meilleur scénario, fondé sur de faibles niveaux d’émissions et un développement durable, prévoit que 44 millions de personnes seront contraintes de se déplacer. Ce qui fait difficulté pour cette catégorie climatique, c’est la variation forte des estimations.

Les chiffres peuvent donner le tournis, comme c’est le cas pour M. Dandrieu de Valeurs Actuelles. Alors, viennent les interprétations : Giscard d’Estaing, dit-il, avec le regroupement familial a « transformé le problème de l’immigration en problème de l’invasion » ; en 2015, selon Dandrieu, « l’Allemagne disparaît » sous la vague migratoire ; et encore : « l’immigration doit être une rivière qui enrichit le fleuve national, et non une vague qui la submerge », etc. Je cite ces propos, car je dois dire que je doute qu’il soit possible de répondre à ceux-ci par le moyen des chiffres. Même si la rhétorique de cette opinion minoritaire est puissante et capable de faire du bruit, la question est quelque peu ailleurs.

En attendant, concluons provisoirement sur ce premier point : les migrations sont un phénomène global et structurel.

Les migrations sont un phénomène structurel de notre monde, car elles concernent tous les niveaux géopolitiques – mondial, régional, national. Et elles touchent nombre de dimensions de notre existence – le déplacement, le droit, les pratiques d’accueil ou d’intégration.

Les migrations évoluent, tout aussi bien : les profils des migrants s’élargissent, en même temps que glissent les catégories qui les différencient ; des politiques migratoires apparaissent dans des pays qui n’en avaient pas ; une tendance, lente et laborieuse, se fait jour vers l’énonciation d’un droit à la mobilité, qui appelle en fait une gouvernance mondiale des migrations.

A noter 
David Graeber & David Wengrow, Au commencement était... Une nouvelle histoire de l’humanité (Les liens qui libèrent, 2021).

 

  1. Les politiques migratoires actuelles ne donnent que des réponses conjoncturelles.

Même sans être un spécialiste des migrations, nous nous rendons bien compte combien les réponses aux moments migratoires, à l’entrée des réfugiés et des migrants, à la manière dont nous les traitons, ne trouvent pas de point d’appui ferme et pertinent dans des politiques migratoires dignes de ce nom : décisions, lois et règlements, réponses sont conjoncturels. Et pourtant, cette réactivité montée en soi-disant politique ne laisse pas de poser des questions plus de fond, sur lesquelles pourrait se construire une politique migratoire réelle.

Faisons à nouveau mémoire.

Depuis 2015, les regroupements de réfugiés et migrants à Calais, ou aux portes de Paris (Porte de la Chapelle), font l’objet d’opérations musclées de démantèlement des campements. Pas de visibilité.

La loi Collomb de septembre 2018 engage une accélération de la procédure d’asile, et des renvois dans les pays d’origine. Cette loi est la 28è modification de l’Ordonnance de 1945, devenue depuis le Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et Demandeurs d’Asile (CESEDA).

La dématérialisation des démarches en Préfecture s’étend. A partir de 2018, la mobilisation pour l’accès aux préfectures s’organise. Avec des procédures aux tribunaux administratifs : la moitié condamne les préfectures, l’autre moitié maintient les procédures contraignantes.

La répartition des demandeurs d’asile sur le territoire s’accélère, au détriment de la clarté des procédures.

Des mouvements spontanés apparaissent, des réactions de proximité, de prise en charge solidaire. Cela représente des dizaines de collectifs spontanés, de quartiers. Signe d’un ancrage dans des territoires jusque-là peu concernés par les migrations. Un essai de convergences aboutit aux Etats généraux des migrations en 2017. Un rapport de Matthieu Tardis (IFRI) met en avant les qualités d’accueil et d’intégration des villes et villages.

En juillet 2018, le Conseil constitutionnel, à l’occasion de l’affaire Cédric Herrou (solidarité aux traversées des Alpes depuis l’Italie), déclare la valeur constitutionnelle de la fraternité, ce qui est totalement nouveau, et a un impact sur les procès contre les militants de la solidarité envers les migrants.

En 2017, François Héran est élu au Collège de France pour la création d’une chaire « Migrations et sociétés ». L’année suivante, l’Institut Convergences Migrations est mis sur pied au Campus Condorcet à Saint-Denis, avec des moyens conséquents. Chaque année, Catherine Withol de Wenden publie un Atlas des Migrations, faisant apparaître les concepts nouveaux et les nouvelles caractéristiques des mouvements et des politiques migratoires.

Le rapport Taché sur l’intégration prolonge le Rapport Tuot de 2013 et trouve une bonne réception parmi les associations.

À part la France, de nombreux pays européens et voisins facilitent l’immigration de travail : Allemagne, Ukraine, Roumanie, Espagne. En 2021, JRS France publie un rapport sur l’accès au travail, « Valorisation des compétences, formation, travail ».

En nous rappelant cette histoire, il me semble que les trois questions de fond sont : la question du droit, la question de la frontière, et la question de l’hospitalité.

Sur la question du droit quelques suggestions, du type propositions :

➤ Il devient de plus en plus indispensable de faire la distinction entre une politique de l’asile — quasi seul point d’attention des politiques publiques, et une politique de l’immigration, encore non vraiment pensée.

➤ A l’instar de plusieurs pays européens, il faut réguler et favoriser en France une politique de l’immigration de travail.

➤ Il fait absolument construire un statut de réfugié climatique, au niveau national, européen et international.

Il conviendrait aussi de réfléchir à la mise en place d’un droit à immigrer, ce que ne contient pas la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1948, mais sur lequel la Doctrine Sociale Catholique apporte des arguments de valeur.

Mais parlons surtout de la frontière.

La question de la frontière

Sur la question des frontières, les politiques migratoires ne semblent pas tellement conjoncturelles, tant l’objectif du contrôle des frontières semble constant. Le point de vue d’Yves Pascouau, de l’Institut Jacques Delors[2], le dit clairement :

« [L’Europe possède] un droit d’asile très protecteur [mais] qui ne produit ses effets qu’à la condition d’être entré sur le territoire européen. Or, le contrôle des frontières extérieures de l’espace européen a été considérablement renforcé…. La protection de l’espace l’emporte sur la protection des personnes… Un projet politique d’ensemble a cédé la place à un empilement de textes de circonstances. »

Le contrôle des frontières constitue l’argument majeur des différents Pactes européens pour les migrations que l’on a vu se succéder depuis le début des années 2000. Le rôle et les moyens de Frontex sont renforcés. En France, la loi Collomb de 2018 poursuit aussi cet objectif par les dispositions sur les expulsions, transportant en quelque sorte la frontière à l’intérieur même du pays. Vintimille ou Calais sont des points de fixation du contrôle des frontières, non moins que Lesbos ou Ceuta et Melilla, ou le Sud de l’Arizona. Avec les effets inadmissibles que l’on connaît.

La chute du mur de Berlin en 1989 a paradoxalement été suivie depuis les années 2000 d’une intense construction de murs – 41 000 km de murs. La frontière – était-elle spatialement trop poreuse ? – est ainsi matérialisée physiquement, pour ériger un symbole qui rassure, et plus prosaïquement pour dresser un obstacle sur les routes migratoires. La Méditerranée est-elle une route ou une frontière ? Une route Est, de Turquie en Grèce, une route centrale, de Libye en Italie ou à Malte, une route Ouest, dite Atlantique, du Maroc aux îles Canaries. Ou une frontière, où 19 000 personnes ont trouvé la mort depuis 2014, selon l’OIM (depuis 1996, plus de 75 000 personnes dans le monde).

Anne-Laure Amilhat Szary donne une analyse pertinente de la frontière[3].

Car la frontière ne se réduit pas à la limite internationale, mais doit être envisagée en termes de seuil, que franchissent des flux de toute sorte. Triple dimension de la frontière : la frontière est mobile, la frontière est ressource, la frontière est individualisée. Considérer la frontière comme mobile, c’est la prendre à distance de sa définition, somme toute récente, dans le cadre de la constitution des Etats-nations, et lui redonner sa dimension dialectique : « tracer une frontière, c’est mettre de la distance dans la proximité », ont avancé des géographes. L’économie de la surveillance de la frontière, un marché en expansion montre le caractère de ressource de la frontière. L’expérience de la traversée de la frontière, avec ses inégalités souvent dramatiques, mais aussi avec l’engagement des corps (qu’on pense aux « murs ») est une expérience très individuelle. Les frontières sont le lieu où chacun et chacune d’entre nous se trouve confronté aux forces de la mondialisation, comme l’expérimentent à l’évidence les migrants et les réfugiés.

➤ Poussons quelque peu la réflexion, du côté de la question politique. La frontière a-t-elle pour fonction de délimiter un territoire, l’espace que régule l’Etat de droit – ou bien, selon l’origine ancienne du mot territoire, l’espace où le juge exerce la terreur ?

Dans son excellent ouvrage Le dilemme des frontières. Ethique et politique des migrations[4], Benjamin Boudou s’interroge sur l’effet de la conception de la frontière, et du contrôle des frontières, sur la construction-définition de la communauté politique. L’étranger des Grecs, l’apatride de Arendt sont de ceux de dont on attend peu ou rien : il n’y a pas véritablement de relation politique avec eux. Ce sont des personnes qui n’appartiennent pas à la communauté. L’opinion nationaliste considère les frontières comme une source de protection, selon une logique de l’appartenance et une logique de l’intériorité. L’étranger n’a aucun droit à être accueilli, encore moins à être intégré. Mais une telle pensée de la communauté politique, et le contrôle des frontières à tout prix qui s’ensuit, mettent en danger la liberté et l’égalité.

Les contrôles migratoires sont évidemment source de domination, et des plus arbitraires : on ne rend compte à personne et surtout pas à ceux qui sont concernés.

Quand, cependant, en France, on finit par admettre un étranger par le statut de réfugié ou par un titre de séjour, notre conception de la communauté politique comme promotion du bien commun nous amène à exiger de l’étranger un consentement à ce bien commun, en bloc, déjà tout constitué de notre histoire et de notre identité :  une sorte de serment, plutôt qu’un appel à une participation.

Nous avons donc trois logiques pour défendre le contrôle des frontières, logiques problématiques, du point de vue de la communauté politique : la logique de l’intériorité, la logique de l’appartenance, la logique du consentement. Toutes ont pour fondations l’identité et la souveraineté.

Comment redéfinir la communauté politique – pas seulement la frontière – afin de justifier un droit raisonné à contrôler les frontières sans avoir recours à une justification ethno-culturelle ? L’ouverture à ceux et celles dont les intérêts fondamentaux sont en danger est un engagement normatif. Une communauté politique n’est pas comme un gâteau, limité en partage, mais plutôt comme une langue : plus on la parle, mieux elle se porte.

En fait, nous avons aussi besoin, dans notre expérience humaine, de « lieux » qui fonctionnent comme un entre-deux, qui nous permettent de jouer, représenter, instituer, socialiser la rencontre de nos différences. Si les « bords » de nos territoires sont déjà ces lieux-là, ces lieux existent aussi en bien d’autres endroits que nous fréquentons, comme dans l’expérience de l’hospitalité, par exemple. Point n’est besoin pour autant, donc, que ces lieux soient durcis en termes de « frontière », selon le sens dominant d’aujourd’hui. Je vais y revenir avec un passage de l’Evangile.

La conclusion de cette intervention, « Soutenir notre mission aujourd’hui », est à retrouver sur Eglise et Migrations.

[1] Stephen Smith, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent (Grasset, 2018) – François Héran, « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes », Populations et Société, septembre 2018.

[2] Yves Pascouau, « L’Europe et l’asile : d’un espace de protection à un espace protégé », Institut Jacques Delors, août 2021.

[3] Anne-Laure Amilhat Szary, Qu’est-ce qu’une frontière ? (PUF, Paris 2015). On pourra aussi se référer aux chapitres 2 et 3 de l’excellent livre de François Gemenne, On a tous un ami noir (Fayard, 2020).

[4] Benjamin Boudou, Le dilemne des frontières. Ethique et politique de l’immigration
. Coll. Cas de figure 46 (EHESS, 2018).

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