Retour à Moria avec Laurence Monroe et Maurice Joyeux, SJ
Tourné sur l’île grecque de Lesbos en 2020, « Moria, par-delà l’enfer », documentaire de Laurence Monroe et Mortaza Behboudi, sera diffusé samedi 10 juillet 2021 à 18h30 sur Arte. Le SNMM a organisé une projection-débat (en visio) avec la réalisatrice et le P. Maurice Joyeux, sj, protagoniste principal du film. Interview.
Un des protagonistes dit qu’il est interdit de filmer dans le camp. Comment le tournage s’est-il déroulé ?
Laurence Monroe : Nous avions demandé les autorisations qu’il fallait. Mais dans la partie du camp tenue par les militaires, impossible de sortir une caméra. Et même dans la zone de bidonville autour, il était inconcevable de filmer dans ce dédale, car beaucoup trop dangereux. Il fallait donc un dispositif léger. Mortaza Behboudi, ami de Maurice, a filmé la plupart des scènes de mouvements à l’Iphone. Donc des conditions de tournage très précaires ! Nous avions l’autorisation de filmer dans certaines parties du camp mais évidemment, nous nous sommes faufilés partout. Nous avons travaillé avec de vraies caméras pour les interviews dans les tentes, à l’abri des regards. Nous avons été agressés verbalement par certains migrants qui ne comprenaient pas que nous voulions les aider. Pour eux, c’était de la provocation que de voir arriver des journalistes : « Vous venez faire votre travail et après, vous nous oubliez ». Même parmi les bénévoles, nous avons vu ces réactions. Eux, les bénévoles, sont dans le temps long, alors que les journalistes viennent seulement capter des images. On a essayé de ne pas les oublier. Nous sommes encore en lien. Ca nous fait entrer dans une autre démarche autre que du pur journalisme. Cela veut dire qu’il faut donner du temps en aval du film.
Quelles sont les nouvelles des protagonistes ? Avez-vous des contacts dans le camp de Kara Tepe ?
Maurice Joyeux, SJ : Ce matin encore, je parlais avec Estelle, de l’ONG « Yoga and Sports with Refugees ». 400 jeunes de 18 à 30 ans font du sport, à l’extérieur du nouveau camp, moyennant autorisations, pour les aider à respirer et à garder un certain équilibre mental et physique. J’ai eu aussi Olivier, le journaliste africain qui est un ami, qu’on soutient à Athènes. On a des liens avec l’association « Tolou » (« lever de soleil » en persan, ndlr), tenue par Fanny Houvenaeghel, et qui a 10 appartements dans Athènes, dans lesquels est logée une centaine de personnes, et une petite école, à l’intérieur du nouveau camp, pour 250 enfants. On essaie de s’encourager et de se soutenir, financièrement et psychologiquement ou spirituellement.
Laurence Monroe : Il y a cinq minutes, j’avais Olivier au téléphone. Il est à Athènes et a obtenu ses papiers. Il me disait : « Je n’arrive pas à me nourrir et je ne trouve pas de travail ». Il parle français mais ni anglais ni grec. Il a beau être journaliste et posséder une caméra, savoir faire du montage. L’histoire n’est pas finie, même quand on est sorti du camp. Sinon j’ai été en contact régulier avec Abdulaye. Pour vous dire la maltraitance qu’ils subissent : il a fini par avoir un premier entretien en septembre 2020, c’est-à-dire plus d’un an après sa demande d’asile. L’Europe met plus d’un an à entendre la demande. Malgré son dossier, il a reçu une réponse négative en décembre 2020 qui ne lui a été signifiée qu’en avril 2021. Quatre mois en suspend ! Ne pas avoir de réponse est une situation totalement inhumaine. Le système ne marche pas et le processus produit de la torture. Il est sorti du camp mais il y va tous les jours pour aider les médecins avec les traductions. C’est quelqu’un qui a fait des études, qui parle trois langues (arabe, anglais et le français), en plus de sa langue maternelle. Depuis plus de deux ans, il est entre deux lieux, deux vies. Il ne sait pas vers quoi il va.
Quelle est la situation dans ce nouveau camp ?
Laurence Monroe : Olivier m’a parlé de 300 arrivées par semaine. Les cas de Covid-19 sont en train de repartir dans le camp, avec 78 cas positifs en isolement et 99 cas en quarantaine. La zone de quarantaine est saturée. C’est la panique totale. Ca se passe maintenant mais on n’en parle plus. Notre mobilisation avec Maurice est de continuer à en parler.
Maurice Joyeux, SJ : Entre le 31 mai et le 6 juin, 925 transferts ont eu lieu vers le continent. Très souvent, les migrants sont abandonnés à Athènes où ils doivent alors se débrouiller seuls, ce qui est très compliqué. Aux mêmes dates, 13 bateaux sont arrivés, soit 314 personnes. Tous les bateaux ont été refoulés sauf un, avec 29 personnes. On dénombre les 9.623 réfugiés dans l’ensemble des cinq hotspots de Grèce. Environ 6.000 personnes sont à Kara Tepe. On peut obtenir ces informations grâce aux ONG sur place et via le HCR.
Laurence Monroe : Vous avez pu voir dans le documentaire des femmes brandir des pancartes « Nous ne voulons pas de nouvel enfer. Nous ne voulons pas de nouveau camp ». Or le nouveau est construit et le transfert est pour bientôt. Nous avions nourri l’espoir que l’incendie sonnerait la fin des camps. Ce système se perpétue alors que preuve est faite qu’il ne marche pas. Il faut laisser circuler les personnes.
Maurice Joyeux, SJ : Il ne faut pas oublier qu’il existe une trentaine de camps en Grèce, autour d’Athènes, dans Athènes et au nord. Y vivent jusqu’à 3.000 personnes. Le pays est parsemé de camps en raison du blocage sur les Balkans et de la politique de renforcement des frontières, qui redonne à la Grèce, moyennant finances de l’UE, la responsabilité d’assurer l’accueil. Ils sont encore 4 millions de réfugiés, principalement syriens, en Turquie, en partie financés par l’Europe. On est loin d’avoir résolu la question.
Une des questions soulevées par le documentaire concerne les fonds envoyés par l’Union Européenne. Où est cet argent ?
Laurence Monroe : L’Europe se dédouane avec beaucoup d’argent mais l’argent ne va pas au bon endroit, c’est-à-dire à la nourriture. On l’a vu à la qualité des portions distribuées et aux quantités qui ne suffisent pas. Il nous est apparu comme évident que l’argent de l’Europe est détourné. Les associations le disent. Comment est-ce que l’UE contrôle l’utilisation des sommes versées ? C’est aussi notre argent !
Maurice Joyeux, SJ : Une partie de l’argent ne va pas à la Grèce mais à l’ONU, au HCR. Et qui investit dans les structures des camps parce que l’état grec leur demande. Le HCR, dans son travail, est lié à l’autorité de l’état. Donc c’est compliqué.
Propos recueillis par Claire Rocher (SNMM)
La genèse de ce film est un appel du Père Maurice Joyeux, SJ, à évacuer d’urgence le camp de Moria, « bombe sanitaire » sur l’île grecque de Lesbos. C’est un camp qu’il connaissait bien car il l’avait vu se créer en 2015. Le 16 avril 2016, il a participé à l’accueil du pape François à Lesbos. « Je l’ai vu pleurer avec le Patriarche Bartolomée, à la sortie du camp, tellement la pression était forte, alors qu’il n’y avait alors que 7.500 réfugiés ». En mars 2020, dans le camp-bidonville survivaient 20.000 personnes migrantes. Avec la pandémie mondiale, la plupart des ONG quittaient le terrain. Le documentaire a été tourné au printemps 2020 et après l’incendie de septembre 2020.