Desmond Tutu, l’engagement d’un combat prophétique

Desmond Tutu (1931-2021), archevêque anglican et militant des droits de l’homme, prix Nobel de la paix en 1984.

Hommage à l’archevêque anglican et militant des droits de l’homme, le sud-africain Desmond Tutu (1931-2021), prix Nobel de la paix en 1984 pour son combat pacifique contre l’apartheid, par Carmen Márquez Beunza, théologienne et enseignante à l’Université pontificale de Comillas (Espagne).

Nelson Mandela évoque en termes éloquents, dans son autobiographie, sa rencontre, à sa sortie de prison, avec celui qui était alors l’archevêque anglican du Cap, Desmond Mpilo Tutu : « J’ai serré l’archevêque Tutu dans mes bras. Avec ses paroles et son courage, cet homme avait redonné confiance à toute une nation, il avait éveillé l’espoir pendant la période la plus sombre »[i].

À cette époque-là, le prélat anglican incarnait le visage le plus engagé du combat ecclésial contre l’apartheid. Dans un pays dont la Constitution, dans une affirmation aux accents calvinistes évidents, déclarait que le peuple sud-africain reconnaissait la souveraineté divine, mais dont les lois attentaient aux principes les plus élémentaires de la foi chrétienne, s’élevait la voix d’une théologie prophétique qui dénonçait l’apartheid comme un système injuste, pécheur et blasphématoire. Et Tutu symbolisait mieux que quiconque ce christianisme qui représentait une puissante source d’inspiration et de légitimation de la cause noire dans une bataille qui impliquait un combat spirituel contre le péché et la recherche d’un ordre moral juste.

Tutu était né durant l’automne 1931, dans les plaines vertes du Highveld à l’ouest du Transvaal. Comme par une curieuse plaisanterie du destin, c’est précisément là, au cœur de « l’afrikanérisme », qu’allait voir le jour l’un de ses plus farouches opposants. Personne n’aurait pu soupçonner que cet enfant maladif, atteint par la polio et la tuberculose, deviendrait un nonagénaire qui allait vivre, en y prenant une part active, l’une des périodes les plus troublées et dramatiques de l’histoire ecclésiale et politique sud-africaine, et l’une de ses pages les plus belles, celle de la transition pacifique vers la démocratie et la réconciliation nationale.

Un leader moral

C’est l’une des personnalités ecclésiales les plus versatiles et multiformes du continent africain qui vient de nous quitter. Ce n’est pas en vain que l’on a dit de lui qu’il était capable de supporter le faste, l’apparat et même la somptuosité qui caractérisaient l’épiscopat de la « High Church » anglicane, avec distinction et même un certain air royal, et en même temps se sentir simple curé, homme du peuple et fils de la terre africaine. Pasteur sensible, grand communicant, doté d’un sens pastoral profond et intuitif, cet orateur ardent à la vive personnalité, dont la vie a été aussi imprévisible que la transformation de son pays bien-aimé, est devenu l’un des grands leaders moraux de notre temps.

Sa personnalité résiste à toute tentative de catalogage. Dépeint comme « un leader spirituel et un combattant de la liberté engagé dans la non-violence » et considéré comme un homme de paix – ce n’est pas en vain s’il a reçu le prix Nobel en 1984 – il n’a pas hésité à envoyer le président Reagan « au diable » et à le qualifier de désastreux alors que celui-ci s’opposait aux sanctions contre le gouvernement sud-africain.

Activiste passionné

Vocation tardive et, d’une certaine façon, un peu pragmatique. C’est le vote de la loi d’éducation bantoue, appliquant la doctrine de l’apartheid au système éducatif, qui le poussa à se diriger vers le séminaire anglican. Quatre années d’études théologiques et de contemplation dans le prestigieux King’s College de Londres, suffirent pourtant à éveiller en lui une profonde dimension spirituelle et à transformer l’ancien professeur tiède et un peu indifférent en cet activiste religieux et politique passionné qu’il deviendra en rentrant en Afrique du Sud. À son retour, Tutu commença à exercer un clair ministère prophétique. Et il le fit, dans un geste sans précédent, en s’adressant dans une lettre ouverte au Premier ministre du pays. « Rien n’arrêtera un peuple dans son chemin vers la liberté » affirmait-il avec force au premier ministre Vorster.

Tutu se conduisait avec une combinaison particulière de profonde spiritualité et d’activisme engagé. Il était d’avis que l’Église devait assumer un rôle de dénonciation prophétique et donner un témoignage clair d’engagement dans le combat pour la justice, en assumant qu’une Église servante est aussi une Église souffrante : « Une Église qui ne souffre pas n’est pas l’Église de Jésus-Christ », affirmait-il souvent. Ses paroles avaient des accents de défi provocateur. Convaincu que c’était la seule stratégie pacifique possible, il se fit le porte-drapeau de la campagne qui demandait le durcissement des sanctions internationales contre le gouvernement sud-africain. Sous le gouvernement Botha, il dénonça avec insistance ce qu’il considérait comme des réformes « purement cosmétiques et superficielles », porté par sa conviction que l’apartheid était un système de péché qui ne pouvait être réformé. El il questionna en profondeur ce qu’il appelait une réconciliation bon marché.

Durant la période critique entre la libération de Mandela et les premières élections démocratiques en 1994, Tutu s’impliqua à fond dans le maintien de la paix. C’est peut-être ce qui poussa Mandela, lorsqu’il créa la Commission Vérité et Réconciliation, à le mettre à sa tête ; il y joua un rôle qui lui valut le surnom de « guérisseur de la nation ». Le moment était venu de quitter l’arène politique et de mener à bien une mission vitale pour l’avenir de la nation, celle de travailler en faveur d’une réconciliation qui avait pour Tutu un clair fondement christologique : L’apartheid est la négation d’une vérité centrale de la foi chrétienne, « Dieu, dans le Christ, réconciliait le monde avec lui » (2 Cor 5, 19).

Et c’est à cette tâche réconciliatrice qu’il consacra toutes ses forces. Celui qui fut jusqu’aujourd’hui archevêque émérite du Cap sut répondre aux défis que devait affronter son pays, en témoignant, comme le dit Douglas Abrams, du type de leadership que le monde espère : « un leadership basé sur la reconnaissance de notre humanité commune, de notre commune vulnérabilité et sur l’acceptation du fait qu’avoir besoin les uns des autres ne fait pas notre faiblesse mais notre force ».

Carmen Márquez Beunza, théologienne

Enseignante à l’Université pontificale de Comillas (Espagne)

Article publié le 26/12/2021 par Vida Nueva Digital, reproduit avec son aimable autorisation.

[i] « Un long chemin vers la liberté » par Nelson Mandela

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