La Théologie de la Libération toujours d’actualité
Les 2 et 3 mars 2012, nous avons célébré le 50ème anniversaire du CEFAL (Comité Épiscopal France Amérique Latine), devenu le Pôle Amérique latine à la Conférence des évêques. Cet anniversaire tombe dans la même période que le début des festivités pour l’ouverture du 50ème anniversaire du Concile Vatican II (11 octobre 1962).
Gustavo Gutiérrez, théologien latino-américain de la Libération
La Théologie de la Libération était sur le devant de la scène, avec la présence du P. Gustavo Gutiérrez. Si la Conférence Générale de l’Épiscopat Latino-Américain de Medellín en 1968 fut la réception pastorale du Concile en Amérique Latine, on peut dire que la Théologie de la Libération fut la réception proprement théologique de celui-ci. Comme Gustavo Gutiérrez l’a souligné, l’élément central de cette époque est « l’irruption du pauvre », peut-être pas tant en Occident[1] que dans le reste du monde ! S’est donc posée la question des causes de la pauvreté. Si la pauvreté est une conséquence de l’agir humain, on peut aussi la faire disparaître !
Le pauvre, c’est le socialement insignifiant, le « non-personne » ; ou pour reprendre la conception d’Hannah Arendt citée par Gustavo Gutiérrez : « Être pauvre, c’est ne pas avoir le droit d’avoir des droits ». La pauvreté, c’est d’abord et au bout du compte une situation humaine ! Et à ce titre, elle concerne au plus haut point la foi, et donc la théologie. C’est un défi à la manière de vivre, d’annoncer et de penser la foi.
Au plan théologique, si la pauvreté est un fait massif et causé par l’homme lui-même, on peut la remettre en question et même la considérer comme contraire à la logique du Royaume. C’est donc une interpellation lancée à la foi dans toutes ses dimensions.
Unité de l’histoire
L’intuition fondamentale de la Théologie de la Libération, c’est l’unité de l’histoire : cela signifie que le salut ne se joue pas ailleurs que dans notre histoire, même s’il ne s’y réduit pas. Ainsi, il n’y pas deux histoire parallèles, l’une qui serait « sainte » et l’autre seulement « profane ». Pour la foi, cela pourrait se traduire par : « pas de vie chrétienne sans prière; mais symétriquement, pas de vie chrétienne sans engagement dans l’histoire » ; c’est, ni plus ni moins, la logique de l’Incarnation.
S’il est question de salut, et que celui-ci se joue dans l’histoire, ce mot peut et doit se traduire de différentes manières suivant les diverses circonstances historiques. En Amérique Latine, dans la conjoncture des années 60, le vocable « libération » faisait grandement sens[2]. Si la théologie veut être « une réflexion critique sur la pratique à la lumière de la Parole de Dieu », elle ne pouvait faire autrement que de se saisir de cette réalité historique qu’était la lutte pour la « libération ». Il se trouve que le vocable de « libération » est aussi un des équivalents bibliques du salut (il suffit de penser à la « libération » des Hébreux de l’esclavage en Égypte).
Alors que la théologie européenne cherchait à dire Dieu dans un monde ‘adulte’ et autonome qui n’a plus besoin de Dieu pour mener sa vie (c’était déjà la problématique de Bonhoeffer, quelque 20 ans avant le Concile), la Théologie de la Libération prend à bras le corps le même genre de question dans un autre univers : un monde peuplé majoritairement de « pauvres ».
L’histoire à partir de ceux qui souffrent
On peut aujourd’hui pousser plus loin la réflexion, en mettant les deux perspectives en regard : ce monde qui se prétend « adulte », n’ayant à ce titre plus besoin de Dieu, est-il « libérateur », comme il prétend l’être ? Ne produit-il pas aussi de la domination, de l’oppression, de la pauvreté et des pauvres ? Aujourd’hui, on peut voir la crise financière et environnementale comme le symptôme de la contradiction interne du modèle occidental ; cela nous oblige à entendre cette question avec d’autant plus d’acuité. Née il y a plus de 40 ans, la Théologie de la Libération se démarquait de la théologie européenne. Aujourd’hui encore, à une Église occidentale en ‘perte de vitesse’, parfois trop tentée d’appliquer pour son propre compte les « recettes qui marchent » dans un monde préoccupé avant tout de rentabilité, elle peut rappeller qu’il existe une autre manière de considérer le monde et son histoire. On trouvait d’ailleurs déjà chez Bonhoeffer lui-même une intuition en ce sens : il écrivait que nous sommes en train d’apprendre à voir les grands événements de l’histoire universelle « de l’autre côté, c’est-à-dire, d’en bas, à partir de la perspective de ceux qui sont laissés pour compte, ceux qui souffrent »[3].
Patrick Simonnin
Mars 2012
[1] La majorité des évêques du Concile était occidentale, et de ce fait, la pauvreté n’était pas réellement une question pour eux.
[2] Ce mot provenait au départ des sciences humaines (sociologie, économie, sciences politiques, géographie…) et il était posé comme l’antonyme de la « dépendance » qui caractérisait la situation du continent latino-américain par rapport à l’Occident, et particulièrement par rapport aux USA.
[3] D. Bonhoeffer, Gesammelte Schriften, II, Munich, 1965, p. 441.