Cuba en 2015, année de la visite du pape François
Antoine Sondag a réalisé en septembre 2015 l’interview d’un homme qui a eu l’occasion d’aller plusieurs fois à Cuba.
Vous allez parfois à Cuba. Vous acceptez de donner une interview. Mais vous ne souhaitez pas que votre nom apparaisse publiquement. Pourquoi ?
Aujourd’hui, la liberté d’expression n’est pas tout à fait garantie sur l’ile, et le contexte actuel que nous appelons « d’ouverture » renforce dans une certaine mesure les craintes du gouvernement et donc les contrôles. Parler publiquement, sans même dire du mal de l’État cubain, peut avoir des conséquences négatives pour moi et pour les personnes sur place que je rencontre.
Faut-il en conclure que Cuba est un régime totalitaire, ou simplement un régime répressif, un régime policier, un régime où les libertés ne sont guère respectées ?
Je crois qu’il faut d’abord se garder de toute simplification, d’un raisonnement en blanc et noir, de toute caricature vis-à-vis de Cuba. Première remarque : Cuba n’est pas un pays où règne la violence. Du moins la violence physique, policière et encore moins militaire. Les policiers présents dans les villes ne sont pas armés. Sauf de matraques en caoutchouc.
Cependant il s‘agit d’un pays qui est gouverné par un parti unique, où le pouvoir est très concentré dans un petit groupe de personnes directement liées à la présidence du parti, aujourd’hui tenue par Raoul Castro, le frère de Fidel Castro. L’armée joue un rôle central non seulement dans la défense nationale mais aussi dans le contrôle de l’économie du pays. Il paraitrait que 80% des activités économiques développées par l’Etat sont gérées par des cadres de l’armée. Il n’existe pas de mécanisme du type multipartisme. Les décisions se diffusent du haut vers le bas. Et déterminent des aspects parfois très détaillés de la vie des individus.
La circulation de l’information est sous contrôle. Et tout débat public peut entrainer des sanctions ou des pressions sur les personnes. Donc les gens sont très prudents lorsqu’ils s’expriment en public. Mais le débat public se libère progressivement et aborde avec une franchise croissante et un esprit critique certains thèmes tabous jusqu’alors, par exemple la remise en question du parti unique. Il y a des personnes sur l’ile qui pensent qu’il serait intéressant d’introduire des mécanismes de multipartisme. Ils sont minoritaires, mais la discussion s’engage.
Parti unique, présidence, armée. Il existe une sorte de pression psychologique permanente exercée sur les citoyens. Jusqu’en 2014, la sortie des Cubains à l’étranger était fortement restreinte, toute sortie était soumise à une autorisation. Cette obligation a été levée, les Cubains peuvent désormais voyager et revenir librement sur le territoire. Sur certains points, il y a des ouvertures significatives. Il ne faut pas oublier que Cuba est une ile, l’isolement insulaire renforce et précède l’isolement idéologique. On risque la stigmatisation et la mise à l’écart si l’on n’est pas conforme aux exigences du parti.
Les Cubains sont un peuple ingénieux et résilient, d’autant plus qu’ils sont plutôt en bonne santé, et ont une bonne éducation et une sécurité interne relative. A l’intérieur de ces contraintes, ils ont créé et inventent en permanence des dérivatifs pour pouvoir respirer.
Le système D, la débrouille, les solidarités familiales et de voisinage et le sens de l’humour : cela permet de survivre et de vivre. Et aussi la création artistique se déploie avec une force et une vitalité extraordinaires. Tout cela constitue un antidote à la lourdeur, à la tristesse, à la lassitude, et souvent à une déception douce-amère de générations de Cubains qui ont grandi dans une foi sincère à l’égard de la révolution. Il serait faux ou inadéquat d’affirmer brutalement que le tableau est tout à fait noir. D’autant plus que cette revolucion a profondément marquée la société cubaine dans sa structuration en lui apportant des acquis qui rendent aujourd’hui Cuba unique dans l’ensemble des pays des Caraïbes et de l’Amérique Latine, périphérie immédiate des USA.
Une part du durcissement des contraintes imposées par le régime aux Cubains est directement liée à la pression exercée par le trop grand voisin, pression politique et économique, que très peu de pays ont eu à supporter. Cuba et les USA : c’est une asymétrie totale de forces. Nous ne sommes pas à Cuba seulement dans le règne de l’arbitraire, nous sommes face à un gouvernement qui jongle avec des contraintes inimaginables, du fait de son isolement politique et économique. C’est David et Goliath.
Il ne faut pas oublier que derrière la situation actuelle de Cuba se cache une longue histoire pour la conquête et le maintien de l’indépendance du pays : une lutte contre la monarchie espagnole au XIXe siècle et immédiatement après, contre les USA et leur volonté de protectorat.
Obama a changé de stratégie, non pour reconnaitre Cuba mais pour l’affaiblir. L’embargo n’a pas fonctionné et Obama enregistre ce fait. Mais le but reste le même : Cuba doit adopter un régime validé par les USA, la guerre d’indépendance n’est pas finie. Les Castro se sentent investis d’une mission historique. Sur ce point, nous verrons comment se positionneront les Cubains dans les années à venir. Leur soif d’intégration à la société de consommation et de libre connexion prime aujourd’hui. Mais on verra à l’avenir.
La situation religieuse de l’île est un paradoxe pour l’observateur étranger. 55 ans de marxisme officiel, de castrisme, de politique antireligieuse : quels résultats ? Les Cubains se sont-ils éloignés du catholicisme traditionnel de leurs racines ? Ou bien n’ont-ils jamais été vraiment catholiques ? Ou bien, sur le modèle de l’Europe centrale, l’attachement à l’Eglise est une manière de résister à l’emprise gouvernementale ?
Avant la révolution, Cuba était un port de passage, un pays marqué par l’héritage colonial, héritier d’un catholicisme fort. Marqué aussi par une forte présence d’une population afro-cubaine, avec une grande vitalité des cultes afro-cubains, animistes, comme la religion yoruba liée à la santeria : le culte du corpus des saints africains, en fait il s’agit d’un syncrétisme afro-catholique. Il faut signaler aussi la présence de différentes églises protestantes : anglicanes, baptistes, luthériennes, calvinistes, une communauté juive, une communauté chinoise avec des traditions de ce pays…
L’Église catholique avait traditionnellement une mission sociale importante dans le domaine de l’éducation, la santé, et l’assistance aux plus pauvres. A l’arrivée de Castro, il va y avoir une étape d’opposition brutale voire de persécution de l’Eglise catholique et une mise en sourdine du monde religieux qui n’est pas reconnu du point de vue officiel. Une grande partie des congrégations religieuses quittent l’ile. Les missionnaires étrangers sont expulsés ou partent. Les rarissimes prêtres cubains se formaient à l’étranger (Floride, Espagne…), beaucoup parmi eux émigrent.
L’éducation est devenue strictement laïque, reprise par l’État. Ce secteur est complètement étranger à la sphère religieuse. L’expression religieuse a été pendant longtemps bannie de l’espace public. En 56 ans, cela laisse des traces profondes. Une bonne moitié de la population se dit agnostique voire athée. D’un autre côté, la religiosité populaire n’a jamais disparu. Et l’on voit aujourd’hui réapparaitre une ferveur religieuse chez les nouvelles générations : pour certains, parce que les familles n’ont jamais cessé de transmettre, pour d’autres parce que, passés par l’agnosticisme, ils découvrent aujourd’hui la foi. Dès le début des années 80, un secteur de l’intelligentsia universitaire et politique a pris le pouls de la réalité religieuse cubaine et a proposé au gouvernement de reconnaitre que le fait religieux faisait partie de la vie cubaine. La liberté de culte et la liberté religieuse ont été inscrites officiellement dans des textes. Après la première étape, 20 ans de répression, on est passé à une nouvelle étape de reconnaissance, de tolérance fondée sur la liberté de culte.
Après la visite de Jean-Paul II dans l’île (1998), qui constitue le grand évènement religieux des dernières décennies, les congrégations religieuses et des prêtres étrangers ont pu revenir. Cette visite, et celle de Benoit XVI en 2012, a marqué une nouvelle étape, un moment d’ouverture et a dynamisé l’Église catholique.
Il y a aussi une expansion rapide des églises évangélique de ligne néo pentecôtistes souvent originaires des USA et porteuses des théologies de la prospérité, qui sont des théologies qui lient la richesse, la prospérité matérielle à la bénédiction de Dieu. Ces Églises qui se fragmentent facilement sont à l’origine de nombreux conflits dans les communautés. Conflit des Églises évangéliques entre elles et avec l’Église catholique.
Le catholicisme est majoritaire, les protestantismes sont minoritaires. Mais une religion est très présente, c’est la santeria, religion afro-cubaine, qui a survécu et traversé la période coloniale en vivant cachée sous le manteau du catholicisme officiel et de ses nombreux saints et vierges canonisées. Et qui continue d’exister aujourd’hui. Elle aussi connait une belle vitalité. Il faut savoir que pour faire partie d’un tel groupe, il faut être baptisé catholique. C’est l’exigence de la santeria. Une partie des baptisés sont en fait des adeptes des religions afro-cubaines. Les statistiques religieuses sont compliquées*.
Comment expliquer l’ouverture actuelle et la reprise des relations diplomatiques avec les USA ?
Raoul est pragmatique et lucide. Dès l’arrivée d’Obama, il lui a fait savoir qu’il ne serait pas opposé à une rencontre. L’initiative de la rupture des relations diplomatiques ne vient pas de Cuba mais des USA. Pour ces derniers, la revolucion est un acte d’insoumission de la part d’un pays sous protectorat.
Deuxième point : l’isolement de Cuba l’a plus ou moins contraint à une alliance de longue durée avec l’Union Soviétique, puis à une alliance avec le Venezuela, fournisseur de pétrole et acheteur de services (éducation, santé…). L’affaiblissement économique et politique du Venezuela incite Cuba à diversifier ses partenariats : Brésil, la Norvège, l’Espagne, le Vietnam, et l’Union Européenne (France comprise). Cuba cherche à reprendre une place dans les échanges économiques internationaux.
Une page se tourne. 50 ans d’embargo, ce n’est pas rien.
Ce passage sera lent, il est en partie ralenti par les résistances internes aux USA (parti républicain, la diaspora cubaine…), il est aussi freiné par la complexité de la situation interne de Cuba dont les contradictions économiques et les multiples paralysies structurelles requièrent de profonds remaniements pour que l’ouverture soit jouable, soit viable. Il faut savoir que Cuba est tout le contraire d’un pays où règnerait le chaos ou l’anomie, il souffre d’une hyper-structuration, à tous les niveaux. Ces dysfonctionnements sont liés à l’extrême développement de son organisation interne, de ses institutions, de ses systèmes de contrôle interne.
Par contre, la créativité, le bon niveau d’éducation et la forte capacité d’initiative potentielle existant dans la population représentent un atout. Même si aujourd’hui, c’est recouvert de passivité, d’attentisme, et d’immobilisme…
Comment comprendre le phénomène des migrations : des Cubains quittent l’île ?
La situation est délicate : les Cubains éprouvent un vrai sentiment d’étouffement parce qu’ils sont éduqués, habitués à l’accès à l’éducation, la santé et la sécurité de la vie quotidienne. Mais les restrictions de l’initiative individuelle, de la liberté de circulation, de la liberté d’association, de l’accès à la consommation… cela incite une grande partie des gens notamment les jeunes et les gens formés à ne rêver que d’une chose : s’évader, respirer, développer un projet de vie prospère. Y compris par l’émigration. Il y a un risque de forte émigration. Deux millions sur onze millions sont déjà partis.
Une nouveauté : depuis peu, les Cubains qui partent ne sont plus considérés comme des traîtres, ils peuvent envisager de revenir, cela change le profil de la migration. Revenir en visite ou revenir s’installer dans l’île, cela change… Cette émigration est plus économique que politique.
Quels sont les défis actuels de la société cubaine ?
Cuba a quelques défis internes à relever.
Le premier : assurer sa souveraineté alimentaire. Les chiffres officiels disent que près de 50% des terres arables sont en friche, alors que le pays achèterait 80% de sa nourriture à l’étranger. C’est la crise du système des coopératives d’Etat. Celles-ci sont inefficaces. Derrière la question de la sécurité et la souveraineté alimentaire, se profile l’enjeu de l’investissement en faveur du monde rural et des populations rurales.
Deuxième défi : l’ouverture introduit des éléments de libéralisation de l’économie dans le cadre d’un passage progressif d’une économie étatisée à une économie acceptant des mécanismes de marché, en tirant profit des marchés externes. Cette nouvelle donne inscrit dans la société cubaine une fracture déjà à l’œuvre mais qui se creuse : entre les Cubains qui ont accès aux dollars et ceux qui n’y ont pas accès. Ces derniers sont en passe de devenir les nouveaux pauvres. Des laissés pour compte de l’avenir de l’ile.
Troisième défi : l’omniprésence de cadres seniors exige de se poser la question de la place des jeunes dans la société, et la gouvernance de cette société. Ces jeunes ont une culture nouvelle, différente, en phase avec celle des jeunesses du monde. Malgré le retard de l’équipement en internet de l’île… Quelle place pour la nouveauté et pour la continuité ?
Aux Cubains de répondre à ces défis. En dialogue avec nous, ou non….
* « Il n’est guère aisé non plus de fournir des statistiques religieuses. Le clergé catholique de l’île estime que 40 à 70% de la population est catholique, mais que tout au plus 5% des Cubains assistent régulièrement à la messe. » Tiré de Pharos , observatoire du pluralisme culturel et religieux basé à Paris.