Interview de Gustavo Gutiérrez, théologien de la Libération

P. Gustavo GUTIERREZ

A l’occasion du décès le 22 octobre 2024, à l’âge de 96 ans, de Gustavo Gutiérrez, considéré comme le père de la théologie de la libération, un courant de pensée chrétienne centré sur la dignité des pauvres, nous vous proposons de relire cette interview réalisée en 2016.

Interview réalisée par Cristina Fontenele.  Article original en espagnol paru sur le site d’Adital, le 6 février 2016.

Considéré comme le père de la théologie de la libération, Gustavo Gutiérrez est admiré par plusieurs générations de théologiens. Le prêtre dominicain, simple et franc, a donné une interview exclusive à Adital pour parler de l’actualité de la théologie de la libération, de qui sont les pauvres d’Amérique Latine aujourd’hui et de ce qu’il pense du contexte politique sur le continent. Sur sa rencontre avec le pape François, lors de l’assemblée de Caritas en 2015, le théologien dit reconnaître en la personne du pape un homme courageux, qui dirige l’Église en un moment de Kairos ce qui, en grec, signifie le bon moment, le moment opportun.
Concernant la force de la jeunesse, Gutiérrez plaisante en disant qu’il ne suffit pas d’être jeune pour promouvoir des changements, puisqu’un être libre peut suivre divers chemins. Enthousiaste, le prêtre explique à Adital l’importance de l’humour, qui peut aussi être une forme de communication, et en plus cela aide l’être humain à avancer en âge.

Comment évaluez-vous l’actualité de la Théologie de la Libération ? Quelles sont les perspectives et comment renouveler les leaders ?

Même si c’est sous-entendu, je préfère expliciter. Si ma première préoccupation, en tant que chrétien et prêtre, c’est de faire de la  théologie, alors ceci, ce n’est pas l’Évangile. La théologie est un acte second, qui réfléchit sur la vie des chrétiens à la lumière du message de l’Évangile. Ma plus grande préoccupation, c’est cela. J’ai été, pendant toute ma vie, curé de paroisse, aumônier de mouvements et, bien entendu, j’aime beaucoup la théologie, et j’ai fait de la théologie. Je pense qu’il est très important d’être très investi dans le travail pastoral. Dans le cas de mon pays, le monde pastoral est très circonscrit. Je n’ai jamais enseigné au sein d’une faculté de Théologie, mais, à 70 ans passés, j’ai commencé à enseigner en faculté. Un peu tard. Avant, je menais un travail pastoral et des réflexions, j’écrivais aussi. J’aime la théologie et je la perçois comme une compréhension de l’espérance. Pour moi, c’est une herméneutique de l’espérance et c’est toujours vrai. Cela pose la question des signes des temps, tout théologien doit savoir en quel moment historique il vit. Bien sûr, le fondement, la racine c’est le message chrétien, cependant la manière de le vivre, aujourd’hui, dépend des circonstances du contexte.

En ce qui concerne le renouvellement des leaders, tout d’abord vous n’allez pas trouver un million de personnes qui théologisent, pour diverses raisons, ce qui par ailleurs n’est pas nécessaire. Dans le fond, un chrétien est toujours un théologien, parce qu’il pense sa foi. Quand moi, comme chrétien, « je pense que », en réalité, je fais déjà de la théologie. C’est de cette théologie dont nous parlons, dont nous connaissons les sources, qui est parfois débattue, comme n’importe quelle discipline plongée dans l’actualité.

Pourquoi parler de Vatican II, 50 ans après l’évènement ?

Parce que c’est son anniversaire, c’est comme pour une personne. Les 50 ans de Vatican II, cela impressionne et, par ailleurs, le message est toujours d’actualité.

Quelle est la pratique de la méthode voir-juger-agir ?

C’est être attentif à l’histoire. Voir veut dire voir la réalité pour ne pas se perdre en élucubrations – « ce serait bien… »- c’est associé à l’expression « les signes des temps ». Il faut discerner les faits, les causes et le pourquoi des effets produits, alors, vient le moment de juger. Et, puis, au fond, l’objectif, la raison du voir et du juger, c’est d’agir. On ne doit pas forcément écrire un livre sur les problèmes, mais c’est ma façon de m’engager. C’est très simple, cela est né dans les années 1920, comme une méthode en Belgique et en France, cela a été initié par le prêtre belge (Joseph) Cardijn, qui quelques années plus tard deviendra cardinal. Juger, c’est lire les faits, à partir des exigences de l’Évangile. L’action est un moment plus modeste, ce serait « qu’est-ce que nous pouvons faire ? ». Certains peuvent faire ceci ou cela, alors que d’autres peuvent faire autre chose. En même temps, certaines  personnes peuvent faire ceci et non cela, car elles n’ont ni la capacité, ni le temps, ni l’âge ou la profession pour cela. Il existe une diversité d’actions. La réalité est ainsi. Les Conférences Épiscopales latino-américaines – Medellin, Puebla, Saint Domingue, Aparecida- ont utilisé la méthode voir-juger-agir. C’est une méthodologie.

Vous avez dit  qu’être jeune ne suffit pas. Qu’est-ce que cela signifie ?

J’en suis convaincu et je le dis rationnellement. C’est vrai que la force de la jeunesse, la santé, les connaissances, ont changé beaucoup de choses, mais, au fond, ce sont des personnes libres. Elles peuvent mal travailler et utiliser leurs connaissances d’une façon négative, cela arrive aussi. Par exemple, tous les étudiants en médecine ne deviendront pas des médecins attentifs à leurs patients. De nos jours, il n’en existe presque pas. Aux États-Unis, par exemple, il existe des médecins d’une impressionnante impersonnalité, mais avec beaucoup de connaissances. La médecine classique était beaucoup plus basée sur le relationnel, plus personnelle. Le dialogue avec le patient est très important, en prenant comme exemple la médecine. Alors, je crois que c’est cela qui arrive. En ce qui concerne la théologie, beaucoup de jeunes latino-américains, certes pas tous, sont intéressés mais ce n’est pas une profession qui permet de vivre. Nous autres, qui sommes prêtres, nous n’avons pas un salaire qui nous permette de survivre. Donc, ces personnes qui peuvent étudier autre chose, qui peuvent devenir des professionnels, avec une dimension économique, elles se sacrifient. En fin de compte, tous les jeunes, toutes les personnes peuvent bien commencer et mal finir.

Bolivie-2Vous avez évoqué la force des pauvres. Qui sont les pauvres aujourd’hui, surtout en Amérique latine ?

Je parle en me basant sur les Écritures, et non sur les sciences sociales ou l’économie. Le pauvre est celui qui ne compte pas, qui est insignifiant, et ceux-là sont très nombreux. Il existe une pauvreté dite monétaire et économique, il faut l’étudier. La condition féminine par exemple. Ce n’est pas que toutes les femmes sont pauvres mais il suffit d’être femme pour ne plus bénéficier de certains droits. Il en va de même avec la couleur de peau, les indigènes, les métis (je suis métis), les Japonais, les Chinois… La connaissance est donc synonyme de pouvoir.

Que pensez-vous du Pape François et comment s’est passée votre rencontre à l’assemblée de Caritas, en 2015 ?

Je pense que l’Église vit dans un mouvement très intéressant, riche et avec une grande fraicheur de l’Évangile. Ces demandes du Pape, de « sortir », de lutter contre la corruption, de s’ouvrir, sont un moment de bonheur, le pape est très courageux parce ce que ce n’est pas simple. Son entourage résiste avec lui. Le Pape François a créé un climat très différent, il bénéficie d’un immense appui de personnes qui ne sont pas chrétiennes et qui voient en cet homme quelqu’un qui parle à Abraham, qui est proche, et qui a un profond sens évangélique. C’est ce que j’ai ressenti, quand je l’ai rencontré.

Quelles sont les réformes qui vous semblent les plus urgentes pour l’Église ?

Le Pape a repris un thème fort, porté par Jean XXIII, la préoccupation du pauvre, c’est une urgence. Par exemple, le nombre de personnes qui émigrent est un véritable scandale. Notre siècle est opulent et pourtant ces personnes sont obligées de s’enfuir de leur pays, sinon elles sont assassinées. C’est urgentissime. En même temps, il existe aussi, naturellement, des questions d’Église, discutées lors du synode de la famille, le refus de la corruption, ne pas accepter l’argent de la corruption. Beaucoup de réformes peuvent être menées au niveau institutionnel, il faut changer les règlementations, mais aussi les comportements des fonctionnaires, les mentalités. Le climat dans lequel nous vivons c’est comme un retour aux origines. Parlant théologiquement et bibliquement, c’est aussi ce qu’on appelle « Kairos », mot qui veut dire moment opportun, c’est le moment actuel.

C’est donc aussi un moment de dialogue interreligieux ? Comment est-ce possible alors qu’il existe autant de conflits dans le monde autour de la religion ?

Le dialogue aurait dû commencer avant. Les conflits ont beaucoup diminué par rapport au siècle passé, quand il y avait des guerres. Maintenant, ce sont des guerres d’un autre genre, comme par exemple ce qui arrive avec les musulmans. Beaucoup reste à faire, même si certaines situations précédemment très violentes ont évoluées. Le fondamentalisme existe toujours, des personnes qui pensent que les choses sont comme ça et qu’elles le sont pour tous. Il faut respecter la diversité culturelle, les histoires, tous les peuples ont, comme les êtres humains, leurs petites histoires, ils sont habitués à celles-ci. De mauvaises choses existent dans toutes les cultures, il est alors nécessaire de dialoguer pour mieux se comprendre. Le dialogue interreligieux est très important, mais il faut établir la justice, parce que sans elle, il n’y a pas de paix.  La justice c’est reconnaître les droits de tous, et c’est justement ce qui manque aux pauvres. Je me rappelle une phrase de Hannah Arendt, philosophe juive allemande,  qui dit qu’ « être pauvre, c’est ne pas avoir de droits, ne pas avoir le droit d’avoir des droits. » Il faut que cela cesse. Il est impossible qu’il existe des êtres humains dont les droits ne sont pas respectés. C’est la loi de la vie, la loi de la liberté.

Que pensez-vous du climat en Amérique Latine, de ce qui s’est passé lors des récentes élections en Argentine, au Guatemala et en Haïti ?

C’est très variable, mais une généralité qu’on peut affirmer, c’est que des élections ont lieu. Je dis cela car nous avons connu des dictatures en Amérique Latine. En Argentine, Uruguay, Brésil … autrement dit, de grands changements ont eu lieu. Maintenant, il est vrai que cela n’a pas suffi. Les élections ne suffisent pas pour dire que nous vivons bien. Nous vivons sur le continent le plus inégalitaire, économiquement parlant, et il faut lutter contre cela. Les riches sont de plus en plus puissants et les pauvres de plus en plus pauvres. Un grand économiste et philosophe a dit «  le monde est spectaculairement riche et désespérément pauvre », c’est un homme remarquable. Cela ne devrait pas arriver, mais c’est le cas en Amérique latine et rien n’est entrepris pour que cela change.

Pourtant vous avez dit que l’Amérique latine est le continent de l’espérance …

C’est une chose intéressante. Bien sûr que l’espérance continue d’exister. Ce sont des phrases qui nous encouragent. L’espérance est présente et absente partout. En Afrique, en Asie. Puisque nous parlons des gens, une phrase dit : « l’espérance est la dernière à mourir », mais la phrase ne dit pas « en Amérique Latine, l’espérance est la dernière à mourir », donc c’est vrai partout. Des changements importants ont eu lieu, il faut les valoriser ; en Amérique Latine, au niveau politique, nous sommes sortis de la dictature pour aller vers la démocratie.

Qu’est-ce que pour vous la spiritualité et comment la vivre aujourd’hui ?

La spiritualité recouvre beaucoup de réalités. C’est marcher hors des sentiers battus, ce qui est une folie, mais c’est fondamental. Le message fondamental de Jésus c’est l’amour de son prochain et l’attention portée aux plus pauvres. Une question revient dans toutes les familles « Mère, aimez-vous mon frère plus que moi ? ». L’éternelle réponse est « je vous aime pareillement tous les deux ». Mais si la mère ne protège pas les plus petits, tous tombent malades. Donc pourquoi d’abord les plus pauvres ? Parce qu’ils sont plus faibles. C’est une chose si simple et les gens ne la comprennent pas. Ils disent « Non, Dieu ne parle pas seulement pour les pauvres… » Dieu aime tout le monde, cependant, priorité est donnée aux plus faibles.

Oscar Romero

En ce qui concerne Oscar Romero (ancien archevêque de San Salvador), quelle est la signification de sa béatification ?

Commençons par la fin. Je pense que l’histoire de sa béatification et canonisation est très importante et enrichissante pour l’Amérique Latine, pour une raison très simple, parce qu’au début l’essentiel n’a pas été compris. Le meurtre a eu un énorme retentissement bien sûr, mais au Salvador, beaucoup de baptisés, de catholiques se plaignaient qu’il était communiste. Cette reconnaissance va mettre en lumière beaucoup de témoignages du même genre, dans de nombreux endroits d’Amérique Latine. En Argentine, avant Romero, Mgr (Enrique) Angelelli a été assassiné, après Romero, ce fut (Juan) Gerardi au Guatémala, et nombre de laïcs et de religieux. Il a été reconnu que Romero a été assassiné par des chrétiens parce qu’il défendait les pauvres, ce qui est essentiel pour l’Église latino-américaine.

Vous parlez beaucoup de l’humour. Quelle est son importance dans la vie ?

Il ne faut pas prendre la vie trop au sérieux et je ne crois pas que cela soit le dernier Coca-Cola, comme on dit. Ce n’est pas une partie de rigolade, cela ne signifie pas que nous ne souffrons pas. Il existe à travers le monde beaucoup de personnes qui souffrent et ce n’est ni de l’indifférence ni de la superficialité. Je pense qu’il ne faut pas perdre son sens de l’humour. Je plaisante en disant qu’il existe des sacrements pour retrouver la grâce mais qu’il n’en existe pas pour retrouver son humour. Je pense que l’humour nourrit, qu’il peut aider psychologiquement. Les personnes qui répriment leurs envies n’agissent pas. Même face à une situation complexe, une personne peut garder une certaine distance et son sens de l’humour. L’humour est aussi une façon de communiquer. Je plaisante beaucoup parce que c’est ma manière d’être, mais cela ne signifie pas que tout va bien, que je ne suis pas préoccupé et que la pauvreté dont souffre tant de gens n’est pas scandaleuse pour moi. Non. J’ai travaillé toute ma vie avec les pauvres, comme pasteur, toujours aux périphéries, et c’est douloureux mais je ne peux pas pleurer tous les jours et le peuple non plus. Ce que je veux c’est qu’ils se dégagent de leur situation. Il y a également parfois une obsession à l’égard de l’argent, et cette préoccupation dépasse, chez beaucoup, le souci d’être proche de l’autre. Je crois que l’humour aide aussi à avancer en âge de façon plus légère.

Traduit par Maria Mesquita Castro
SNMUE

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