Colombie : la parole du Pape François résonne
À la suite du voyage du Pape en Colombie, José Fabio Naranjo fait un premier bilan de cette visite. José Fabio Naranjo, enseignant à Medellin et militant pour la paix, est le correspondant en Colombie de la revue digitale Carta OBSUR, éditée une association catholique uruguayenne de laïcs et de prêtres engagés dans le travail avec les plus pauvres, la construction de la citoyenneté, la transformation sociale et le renouveau de l’Église en Amérique latine.
Évaluation de la visite du pape François en Colombie
La visite du Pape François en Colombie représente un évènement très important pour l’histoire du pays, par la trace qu’elle laissera dans le processus social de construction de la paix ; cette trace, c’est l’espérance, la parole prophétique, le geste affectueux, le témoignage de Jésus-Christ qui vit et meurt debout, comme l’a été durant de longues heures cet homme de 82 ans, dans ce pays qui réclame la justice et la vérité. Il serait difficile de résumer l’immense richesse des discours et des homélies du Pape, mais il est important et nécessaire de tenter de recueillir les mots qui ont davantage résonné dans cette réalité colombienne si dure et en même temps si pleine d’espérance. Des paroles significatives, adressées à l’état colombien[1], à l’église colombienne[2], au CELAM, aux victimes[3], sur les femmes[4], sur l’environnement, aux jeunes[5], et au peuple de Dieu en général, lui qui a rempli, comme jamais dans l’histoire du pays, les rues et les endroits où le Pape allait être – ou tout simplement passer. Nous mettrons l’accent, puisque François l’a fait, sur ces paroles si attendues sur le processus de paix.
Paroles significatives à l’état colombien : dès son premier discours, le Pape a judicieusement rappelé que la légitimité de l’état se base sur la volonté collective, et a clairement pointé du doigt les causes de la violence : « Ce n’est pas la loi du plus fort, mais la force de la loi, approuvée par tous, qui régit la cohabitation pacifique. Il faut des lois justes pouvant garantir cette harmonie… des lois qui ne naissent pas de l’exigence pragmatique de mettre de l’ordre dans la société mais du désir de s’attaquer aux causes structurelles de la pauvreté qui génèrent exclusion et violence. (…) N’oublions pas que l’iniquité est la racine des maux sociaux… » De même, de son tout premier discours jusqu’à la catéchèse donnée place Saint-Pierre trois jours après son retour, le Pape François s’est félicité du processus de paix et a exprimé son « appréciation pour les efforts faits tout au long des dernières décennies, pour mettre fin à la violence armée et trouver des chemins de réconciliation. Au cours de l’année écoulée, on a avancé certainement de manière significative. Les pas faits font grandir l’espérance, dans la conviction que la recherche de la paix est un travail toujours inachevé, une tâche sans répit et qui exige l’engagement de tous. En plus d’insister sur la nécessité de la participation de tous, on peut remarquer dans ce discours la critique d’un état – l’état colombien – qui a été la « propriété » de quelques familles : « (…) tous ceux qui, aujourd’hui, sont exclus et marginalisés par la société, ceux qui ne comptent pas pour la majorité et qui sont repoussés et mis à l’écart. Nous sommes tous nécessaires pour créer et former la société. Celle-ci n’est pas constituée uniquement par quelques-uns de ‘‘pur-sang’’, mais par tous. » Cet appel à une construction collective de la paix est précisé dans la dernière homélie : « Cela fait des décennies que la Colombie cherche la paix à tâtons et, comme l’enseigne Jésus, il n’a pas suffi que deux parties se rapprochent, dialoguent ; il a fallu que beaucoup d’autres acteurs interviennent dans ce dialogue réparateur des péchés. (…) Nous avons appris que ces chemins de pacification, de primauté de la raison sur la vengeance, de délicate harmonie entre la politique et le droit, ne peuvent pas ignorer les cheminements des gens, (…) l’expérience de secteurs qui, en de nombreuses occasions, ont été rendus invisibles. (…) « L’auteur principal, le sujet historique de ce processus, c’est le peuple et sa culture, et non une classe, une fraction, un groupe, une élite. Nous n’avons pas besoin d’un projet de quelques-uns destiné à quelques-uns, ou d’une minorité éclairée ou qui témoigne et s’approprie un sentiment collectif. Il s’agit d’un accord pour vivre ensemble, d’un pacte social et culturel ” (Exhort. ap. Evangelii gaudium n° 239) ». Et dans une claire référence à des aspects essentiels du processus de paix[6], il dit : « Les blessures profondes de l’histoire ont nécessairement besoin d’instances où on rend justice, où l’on donne la possibilité aux victimes de connaître la vérité, où le dommage est convenablement réparé et où il y a des actions claires pour éviter que ces crimes ne se répètent.»
Paroles à l’église colombienne : dans sa dernière homélie, de manière clairement prophétique, il dénonce le silence de l’église colombienne devant les génocides, les massacres et les assassinats continuels dans notre histoire : « Qu’avons-nous omis, en permettant que la barbarie se fasse chair dans la vie de notre peuple ?… Que de fois les processus de violence, d’exclusion sociale sont « normalisés », – ils sont considérés comme normaux – sans que notre voix se lève ni que nos mains accusent prophétiquement ![7] ». Il confronte les « myopies héréditaires » de l’église en Colombie, appelée à « s’engager avec plus d’audace dans la formation de disciples missionnaires (…) qui sachent voir, juger et agir[8], qui examinent la réalité avec les yeux et le cœur de Jésus, et à partir de là, jugent. Et qui prennent des risques, qui agissent, qui s’engagent ». François a montré, dans toutes ses réflexions comme dans son écoute des victimes la « compétence » que la pratique du Voir Juger Agir développe pour reconnaître Dieu dans l’histoire humaine et donc pour la profondeur du message théologique. Une profondeur théologique que l’on retrouve dans la prière qu’il entonna « aux pieds du Crucifié de Bojaya, qui, le 2 mai 2002, vit et souffrit le massacre de dizaines de personnes réfugiées dans son église. Cette statue a une forte valeur symbolique et spirituelle. En la regardant nous contemplons non seulement ce qui s’est passé ce jour-là, mais aussi tant de souffrance, tant de mort, tant de vies brisées et tant de sang versé en Colombie ces dernières décennies. Voir le Christ ainsi, mutilé et blessé, nous interpelle. Il n’a plus de bras et il n’a plus de corps, mais il a encore son visage qui nous regarde et qui nous aime. Le Christ brisé et amputé est pour nous encore « davantage le Christ », parce qu’il nous montre, une fois de plus, qu’il est venu pour souffrir pour son peuple et avec son peuple ; et pour nous apprendre aussi que la haine n’a pas le dernier mot, que l’amour est plus fort que la mort et la violence. Il nous apprend à transformer la souffrance en source de vie et de résurrection, pour que, unis à lui et avec lui, nous apprenions la force du pardon, la grandeur de l’amour. … L’oracle final du Psaume 85 : « Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent » (v. 11) est postérieur à l’action de grâce et à la supplication où l’on demande à Dieu : Fais-nous revenir ! (…) N’empêchons pas la justice et la miséricorde de se rencontrer dans une étreinte que l’histoire de souffrance de la Colombie assumera. Guérissons cette souffrance et accueillons tout être humain qui a commis des délits, les reconnaît, se repent et s’engage à réparer en contribuant à la construction de l’ordre nouveau où brillent la justice et la paix. » Face à une interprétation mièvre de la réconciliation, le Pape a également précisé devant les victimes : « Le recours à une réconciliation concrète ne peut servir à s’accommoder de situations d’injustice. Plutôt, comme l’a enseigné saint Jean-Paul II : c’est « une rencontre entre des frères disposés à surmonter la tentation de l’égoïsme et à renoncer aux tentatives de pseudo justice (…) ».
C’est peut-être en réponse au triste bilan que lui a présenté le cardinal primat de Colombie, Raúl Salazar, que François veut une église « repoussant avec force la tentation de tenir tout pour perdu, de nous accommoder ou de ne nous considérer que comme des administrateurs de malheurs. Que de fois nous écoutons des hommes et des femmes consacrés dont il semble qu’au lieu d’administrer la joie, la gaîté, la croissance, la vie, ils administrent des malheurs, et passent tout leur temps à se lamenter, à se lamenter des malheurs de ce monde. C’est la stérilité, la stérilité de ce monde. C’est la stérilité de celui qui est incapable de toucher la chair souffrante de Jésus ».
Ne vous laissez pas voler la joie ! Ne vous laissez pas voler l’espérance !
Dans son message aux jeunes, on peut entrevoir une critique subtile des moyens de communication et une annonce d’Espérance qui traverse tous ses messages : « Ne vous laissez pas voler la joie ! Ne vous laissez pas voler l’espérance ! » dit-il aux jeunes et il leur parle des « environnements d’inquiétude et d’incrédulité (qui) enferment l’âme, environnements qui ne trouvent pas d’issue aux problèmes et qui boycottent ceux qui essayent, abiment l’espérance dont toute communauté a besoin pour avancer. (…) Jeunes, rêvez, bougez, prenez des risques, regardez la vie avec un sourire nouveau, allez de l’avant, n’ayez pas peur ! C’est seulement ainsi que vous vous résoudrez à découvrir le pays (…) qui ne fait pas les titres des journaux. (…) Les jeunes sont l’espérance de la Colombie et de l’Église ; sur leur chemin et sur leurs pas nous devinons ceux de Jésus, Messager de paix, celui qui nous porte de bonnes nouvelles. » Et c’est au milieu d’une compréhension très pointue de la réalité colombienne qu’il délivre ce message d’espérance : « Il est certain qu’en cet immense champ qu’est la Colombie, il y a de la place encore pour l’ivraie. Ne nous faisons pas d’illusion ! Soyez attentifs aux fruits. (…) prenez soin du blé, et ne perdez pas la paix à cause de l’ivraie ». Même si cela minimise probablement la portée de cette dernière phrase, il n’en est pas moins politiquement intéressant de voir que des millions de Colombiens l’ont interprétée comme une référence à Alvaro Uribe, qu’ils rebaptisent aujourd’hui « l’ivraie » en raison de son opposition au processus de paix. François a également rappelé aux jeunes l’extraordinaire richesse et beauté de l’environnement en Colombie, qui est le second pays au monde en matière de biodiversité. Et il a souligné comme très positif l’apport inestimable des indigènes au respect de la nature.
Les gestes du Pape François. Outre sa tendresse, le don de lui-même et sa joie, l’humilité du Pape a profondément touché les Colombiens. Les paroles adressées aux victimes et son discernement de la présence de Dieu dans leurs témoignages sont impressionnants : « Depuis le premier jour j’ai désiré qu’arrive ce moment de notre rencontre. (…) Nous les avons écoutés. Je viens ici avec respect et avec la claire conscience, comme Moïse, de fouler une terre sacrée (cf. Ex 3, 5). Une terre arrosée par le sang de milliers de victimes innocentes et par la douleur déchirante de leurs familles et de leurs proches. (…) Je suis ici non pas tant pour parler moi, mais pour être près de vous, vous regarder dans les yeux, pour vous écouter, ouvrir mon cœur à votre témoignage de vie et de foi. Et, si vous me le permettez, je désirerais aussi vous embrasser et, si Dieu m’en donne la grâce, car c’est une grâce, je voudrais pleurer avec vous, je voudrais que nous prions ensemble et que nous nous pardonnions – moi aussi je dois demander pardon – et qu’ainsi, tous ensemble, nous puissions regarder et aller de l’avant avec foi et espérance. »
Paroles à propos des femmes. Le Pape a marqué un net contraste avec le traitement décevant que la hiérarchie colombienne a donné à la perspective de genre présente dans l’accord avec les Farc[9]. Le Pape François a au contraire, je l’ai déjà dit, reconnu le rôle historique de toutes les femmes et des femmes victimes, et a repris leur cri dans sa réflexion sur la généalogie de Jésus (cf. Mt 1, 1-17), où il affirme que « ce sont elles, dans la généalogie, qui annoncent que dans les veines de Jésus coule du sang païen, qui rappellent des histoires de rejet et de soumission. Dans des communautés où nous décelons encore des styles patriarcaux et machistes, il est bon d’annoncer que l’Évangile commence en mettant en relief des femmes qui ont marqué leur époque et fait l’histoire. Et dans tout cela, Jésus, Marie et Joseph. Marie avec son généreux ‘oui’ a permis que Dieu assume cette histoire. Joseph, homme juste, n’a pas laissé son orgueil, ses passions et les jalousies le priver de cette lumière. (…) il prend des décisions, révélant sa qualité humaine, avant d’être aidé par l’ange et de parvenir à comprendre tout ce qui se passait autour de lui. La noblesse de son cœur lui fait subordonner à la charité ce qu’il a appris de la loi ; et aujourd’hui, en ce monde où la violence psychologique, verbale et physique envers la femme est patente, Joseph se présente comme une figure d’homme respectueux, délicat qui, sans même avoir l’information complète, opte pour la renommée, la dignité et la vie de Marie. Et, dans son doute sur la meilleure façon de procéder, Dieu l’aide à choisir en éclairant son jugement ». Soulignons également dans son discours au comité de direction du CELAM deux de ses premières affirmations comme pontife, au sujet des femmes dans l’église et du cléricalisme : « Si nous voulons une étape nouvelle et vivace de la foi dans ce continent, nous n’allons pas l’obtenir sans les femmes. S’il vous plaît, elles ne peuvent pas être réduites à des servantes de notre cléricalisme récalcitrant », car, il l’a dit aussi dans son discours au CELAM, « Il faut impérativement surmonter le cléricalisme qui infantilise les Christifideles laici ».
Conclusion : deux tâches au moins nous incombent maintenant, aux Colombiens et à tout le peuple de Dieu : remercier Notre-Dame de Chiquinquirá, patronne de Colombie, qui a permis que son Fils resplendisse dans notre histoire, et devenir dans sa lumière des « Esclaves de la paix, pour toujours », comme François l’a dit en conclusion de sa visite, faisant allusion à saint Pierre Claver, prêtre jésuite mort à Carthagène et « esclave des esclaves pour toujours ».
José Fabio Naranjo
(traduction Annie Josse)
[1] Discours aux membres du gouvernement de la République et du corps diplomatique, distinguées autorités, représentants de la société civile.
[2] En particulier l’homélie de la messe de Medellín et la dernière homélie à la messe de Carthagène.
[3] Grande rencontre de prière pour la réconciliation nationale, Parc Las Malocas (Villavicencio).
[4] À Villavicencio et lors de la rencontre avec le comité de direction du CELAM.
[5] Particulièrement lors de la bénédiction des fidèles, Salut du Saint-Père au peuple colombien, Bogota, 7 septembre 2017.
[6] Je me réfère ici à la démarche « Justice, vérité, réparation et non-répétition » qui traverse l’accord de paix avec les farc-ep.
[7] Après la visite du pape, on insiste sur le fait que l’église colombienne doit demander pardon.
[8] VOIR, JUGER, AGIR, développé dans la méthodologie de la “révision de vie”, initialement pratiquée par des mouvements de laïcs qui l’ont introduite en Amérique latine, est à la base de la théologie de la libération. Le Pape fera plusieurs fois référence au Voir, Juger, Agir et y reviendra dans ses messages.
[9] L’église colombienne, alliée avec des sectes évangéliques et/ou d’extrême-droite, a coparrainé le NON à l’accord de paix lors du vote du 2 octobre 2016, en accusant l’accord d’attenter à la famille…