La Victoria, Chili, 60 ans après…
Il y a 60 ans, à l’aube du 30 octobre 1957, près de 1200 familles vivant dans la “ceinture de la Misère”, bidonville des alentours de Santiago du Chili, prenaient d’assaut un grand espace vide de 70 hectares qui allait devenir le quartier de La Victoria.
Il s’agissait de la première occupation de terrains au Chili, le début d’une histoire d’autogestion qui continue encore aujourd’hui. À la fin d’une série d’affrontements avec la police et sur l’intervention de l’archevêque de Santiago le cardinal José María Caro, le gouvernement autorisa l’installation définitive de la population qui choisit le nom du quartier, symbole de la victoire que constituait pour les familles l’obtention des terrains et les maisons. La population elle-même, aidée d’organisations syndicales de gauche et d’architectes, s’occupa de tracer le quartier, d’attribuer les terrains, de définir les lieux publics. « Rien n’est le fruit de la charité, c’est celui de nos efforts », disaient-ils. La Victoria, aujourd’hui encore, parle d’une histoire d’union et de combat, les éléments qui forgent l’identité du quartier. André Jarlan, un prêtre français originaire de l’Aveyron, fait partie de cette identité collective.
Et pourtant André Jarlan n’a passé que 18 mois à La Victoria et au Chili. Mais sa mort, le 4 septembre 1984, fait de lui un symbole de tous ceux qui ont perdu la vie sous le régime militaire.
Cette année-là, le régime d’Augusto Pinochet est sur la défensive : en septembre 1973 il avait mis fin par un coup d’État militaire à la présidence socialiste de Salvador Allende. En 1983-84, l’opposition manifeste massivement contre le régime, les attentats d’extrême-gauche se multiplient, l’état de siège est rétabli. Un autre prêtre français, Pierre Dubois, curé de La Victoria, l’un des bastions de la résistance au régime, s’interpose à de nombreuses reprises entre la police et les manifestants et appelle les habitants à la résistance non-violente.
Les 4 et 5 septembre 1984 sont décrétées journées nationales de protestation et le quartier La Victoria, se hérisse de barricades, fume des incendies allumés par la population, et est investi par la police militaire. Pierre Dubois trouvera en fin d’après-midi le corps d’André Jarlan, atteint d’une balle dans le cou qui a traversé le mur de planches, alors qu’il était assis dans sa chambre, devant sa Bible ouverte sur le psaume 129 : « Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur, Seigneur, écoute mon appel ! Que ton oreille se fasse attentive au cri de ma prière ! »
La mort d’André Jarlan allait provoquer une vive émotion dans tout le pays. Le lendemain, des milliers d’habitants du quartier accompagneront son cercueil jusqu’à la cathédrale de Santiago, puis quelques jours plus tard à l’aéroport pour son rapatriement en France. Des affiches proclament : « André, tu ressusciteras dans la lutte du peuple. » Et le cardinal Raúl Silva Henriquez, ancien archevêque de Santiago, déclare : « Il me semble que puisque tant de gens sont morts, c’est une bonne chose qu’un prêtre meure aussi. Nous devons mourir avec le peuple ».
Aujourd’hui à La Victoria, le souvenir d’André Jarlan et de Pierre Dubois est encore très vivant, non pas comme un simple souvenir, mais comme une présence active.
« Ils ont cru qu’ils te tuaient avec l’ordre de tirer !
Ils ont cru qu’ils t’enterraient, mais ce qu’ils ont fait, c’est enterrer une graine ».
Chaque année, autour de l’anniversaire de la mort d’André, le 4 septembre, la municipalité, avec la paroisse et diverses organisations sociales, programme une « Semaine André et Pierre », avec comme devise pour 2017 cette phrase de Pierre Dubois : « Nous avons besoin d’un peuple conscient qui assume sa propre destinée ». Il ne s’agit donc pas de se complaire dans le passé, mais de relancer le présent et l’avenir, tant ces deux prêtres continuent à inspirer les habitants de La Victoria dans leurs engagements quotidiens. Le programme inclut des pièces de théâtre autour de thèmes sociaux (par exemple la lutte contre la drogue dans laquelle s’était impliqué André Jarlan), des forums sur les droits humains, la migration, l’éducation, des activités sportives, des films… Une messe pour les victimes est célébrée le 4 septembre, et la veille, la population est invitée à venir repeindre la fresque murale qui orne le mur de la maison où fut tué André. Maison qui en avril 2016 a été déclarée monument historique par la présidente Michelle Bachelet.
Il y a quelques années, le Centre de santé familiale de La Victoria a changé de nom et s’appelle désormais Centre de santé familiale Père Pierre Dubois, en hommage à cet homme qui fut l’un des promoteurs au Chili des méthodes naturelles de planification familiale.
Tout le quartier est plein de fresques murales qui racontent l’histoire et le quotidien de ses habitants. Il est impressionnant de voir à quel point André Jarlan et Pierre Dubois sont présents sur ces fresques, dans les rues, comme s’ils continuaient à s’y promener et à agir aux côtés des jeunes, des adultes, de tous ceux qui avaient besoin d’eux. Et de fait ils continuent, par l’intermédiaire de tous ceux qui poursuivent le même combat en faveur de la solidarité et des droits humains.
Le Musée de la Mémoire et des Droits humains, inauguré en 2010, est consacré à la période 1973-1990, du coup d’État militaire au retour de la démocratie au Chili, dans le but de faire connaître les violations des droits humains commises par le régime de Pinochet et de rendre aux victimes justice et dignité. Une part de l’exposition permanente est consacrée à l’action de l’Église, en particulier à celle du Vicariat de la Solidarité[1] et du cardinal Silva Henríquez. À l’entrée du musée est reprise une phrase de Michelle Bachelet dans son discours d’inauguration :
« Nous ne pouvons pas changer notre passé
Nous ne pouvons qu’apprendre de ce que nous avons vécu
C’est cela notre responsabilité et notre défi ».
Les défis sont multiples à La Victoria et ailleurs. Apprendre du vécu collectif est probablement le plus bel hommage à rendre à toutes les victimes, si apprendre du vécu signifie continuer à œuvrer pour la paix, la justice, et la personne humaine.
Annie Josse
Texte initialement paru dans la revue Peuples du Monde, n° 479
[1] Le Vicariat de la Solidarité a été créé en 1976 par le pape Paul VI à la demande du cardinal Raúl Silva Henríquez, archevêque de Santiago, pour lutter contre les violations des droits humains sous la dictature militaire. Il travaillait dans le domaine juridique avec les victimes de la torture et les familles de disparus, et dans le domaine de l’aide sociale avec des soins médicaux et des aides alimentaires. L’action du Vicariat prend fin le 31 décembre 1992, avec le retour de la démocratie.