Dans une prison de Lima
La prison de San Juan de Lurigancho, à une dizaine de kilomètres du centre de Lima, a été longtemps considérée comme une des dix prisons les plus dangereuses du monde. Construite pour abriter 3000 prisonniers, elle en compte aujourd’hui entre 7500 et 9000.
Il n’y a donc pas un lit pour chacun, et ceux qui n’ont pas l’argent nécessaire pour payer un « loyer » étendent des matelas dans les couloirs pour la nuit, tandis que d’autres s’installent sur les toits d’où ils surveillent tout ce qui se passe dans la prison et sont donc des informateurs privilégiés. 30% d’entre eux environ ont moins de 29 ans, et on estime que 30% n’ont pas terminé l’enseignement primaire.
J’y ai passé une journée en compagnie du père Joseph (Pepe, et même Pepito pour certains prisonniers) Clavel, prêtre du diocèse de Mende. Pepe est arrivé au Pérou en 1965, et il fait partie de l’équipe d’aumônerie de la prison San Pedro à San Juan de Lurigancho.
Avant d’arriver, nous ne savions pas si nous pourrions entrer, malgré le permis permanent de Pepe et l’autorisation que j’avais reçue : un prisonnier, narcotrafiquant, avait disparu la semaine précédente et on ne savait pas s’il s’était évadé, avait été tué ou se cachait à l’intérieur de la prison. Si l’on décidait une perquisition générale, tout serait bouclé. Entretemps, le directeur faisait ses cartons, relevé de ses fonctions au moins pour le temps de l’enquête.
Mais l’accès se faisait normalement, nous avons pu passer les contrôles et entrer dans cet immense espace à ciel ouvert que semble être la prison. Tout de suite, à l’entrée dans le pavillon où se trouve le local de l’aumônerie, un jeune détenu nous raconte que l’on sait déjà que le disparu s’est évadé. Une histoire rocambolesque va suivre : depuis quelques semaines il faisait du sport et un régime, pour s’évader caché dans une statue creuse fabriquée dans l’atelier de la prison pour être livrée à l’extérieur, lors d’une foire artisanale. Quelques jours plus tard on découvrira qu’il avait en fait profité d’une livraison de matériaux pour l’atelier d’artisanat pour s’enfuir caché parmi les bidons.
La prison occupe un espace de 200 hectares, sur lequel s’élèvent 20 pavillons de deux ou trois étages, répartis en deux zones, Le Jardin et La Pampa, séparées par le Jirón de la Unión, du nom de l’avenue la plus commerciale de Lima. Et là aussi, comme dans le centre-ville, on peut aller au restaurant, chez le coiffeur, et acheter à peu près de tout, y-compris de la drogue. Les pavillons les plus « luxueux » à l’échelle de la prison sont occupés par les narcotrafiquants.
Jusqu’à 17h, heure à laquelle chaque pavillon est fermé pour la nuit, tous les détenus peuvent circuler librement dans l’enceinte de la prison, aller aux marchés installés dans les pavillons ou sur le terrain de sport, gagner un peu d’argent en faisant la lessive d’un autre, en portant de l’eau, etc. Beaucoup travaillent, comme cuisiniers, électriciens, peintres, épiciers, coiffeurs… Circuler librement, mais à leurs risques et périls, puisque la prison connait de nombreux problèmes comme la drogue, le manque d’hygiène, un degré élevé d’infection au VIH et de tuberculose, une grande violence, due entre autres à la présence de chefs de bandes, à la corruption des fonctionnaires pénitentiaires, au manque de médicaments et d’accès à la santé. C’est une prison sans horaires ou presque, qui a ses règles, son organisation, ses élections, le tout assumé par les détenus eux-mêmes, qui choisissent les représentants de chaque pavillon.
La majorité des personnes qui travaillent à l’aumônerie, entre 35 et 40, sont des bénévoles, dont le père Pepe Clavel, sous la conduite de Norbert Nikolai, un prêtre allemand. Un certain nombre de ces bénévoles sont des prisonniers ou d’anciens prisonniers. Le pavillon qui abrite l’aumônerie est un lieu de calme à l’intérieur de la prison, contrastant avec l’agitation extérieure, avec des salles de réunion, une chapelle, une bibliothèque, une infirmerie, un jardin, une cuisine, une salle à manger. L’aumônerie y développe le programme ANDA (Alcooliques, Narcotiques et Délinquants Associés…), une communauté thérapeutique d’humanisation et de désintoxication qui travaille en priorité avec les prisonniers primo-délinquants. Il leur propose une formation professionnelle en bijouterie, travaux manuels, par exemple, des cours d’anglais ou de différents niveaux scolaires et l’élevage de petits animaux comme des cochons d’Inde, des lapins et des volailles. Ceci leur permet de générer des revenus pour subvenir à leurs besoins dans la prison. Le programme propose également un atelier de conscience et guérison émotionnelle, actuellement mené par un ancien détenu qui en a bénéficié lui-même. Il me raconte qu’il était sceptique quand on lui a proposé de participer la première fois : il avait l’impression de se retrouver dans une secte, se demandant ce que cela signifiait que de guérir des émotions, cela lui semblait une bêtise. Et la bêtise l’a tellement pris qu’à la fin de sa peine il a proposé de participer à l’animation !
… premier contact où la personne est regardée dans les yeux et saluée individuellement…
L’aumônerie s’occupe aussi d’un pavillon psychiatrique et d’un pavillon pour les malades du VIH-sida, qui accueillent ceux qui en ont le plus besoin et les volontaires, dans le but de protéger les plus faibles. Là on bénéficie d’une nourriture plus adaptée, régulière et enrichie pour supporter les médicaments, et surtout on évite qu’ils revendent le repas pour acheter de la drogue. Un accompagnement juridique est possible, à la fois pour les détenus et pour leurs familles qui en font la demande.
Comment les détenus ont-ils connaissance des propositions de l’aumônerie ? d’une part, eux-mêmes en parlent aux autres dans les différents pavillons, et d’autre part l’équipe d’aumônerie va à leur rencontre dans la « Lata » (boîte de conserve), l’endroit où passent tous les nouveaux arrivants : c’est là qu’on les répartit dans les pavillons. Un endroit sale, malodorant, à la chaleur moite, pratiquement sans aération, avec juste des ouvertures tout en haut des murs. Ce jour-là il y a peu de nouveaux arrivants, et pourtant la pièce est étouffante et irrespirable. Le contact avec l’équipe d’aumônerie est probablement le premier où la personne est regardée dans les yeux et saluée individuellement, avant la présentation des différentes activités possibles et des services qu’offre l’aumônerie.
Deux semaines avant mon arrivée au Pérou, le pays avait été frappé par des inondations catastrophiques, laissant des morts, plus de 100 000 sans-abris, des ponts détruits et des routes inaccessibles. Et des zones entières, particulièrement dans le Nord, en état de pénurie alimentaire. On m’a raconté à l’aumônerie qu’en déchargeant des camions de nourriture, les prisonniers remettaient des sacs entiers à l’intérieur en disant : c’est pour le Nord… solidarité entre pauvres, comme celle qui a rassemblé tous les Péruviens dans l’unité devant la catastrophe. Solidarité à l’intérieur de la prison aussi, puisqu’on m’a présenté un jeune détenu qui en avait sauvé deux autres de la mort lors de l’incendie d’un pavillon peu de temps auparavant. Images contrastées de cette prison ville dans la ville, avec sa violence et ses oasis de calme et d’humanité.
Annie Josse
Novembre 2017
Article initialement paru dans la revue Peuples du Monde, numéro 479