Amazonie : le combat pour les paysans sans terre continue !
A propos de la mort d’Henri Burin des Roziers
Le 26 novembre, le Frère Henri Burin des Roziers s’est éteint à Paris. Mettant à profit sa formation initiale d’avocat et inspiré comme dominicain par l’exemple fameux de Bartholomé de las Casas, il s’est engagé, durant 35 ans, pour la défense des Sans-terre et des petits paysans de l’Amazonie brésilienne. Par sa persévérance et la pertinence de ses plaidoiries, il a pu obtenir pour la première fois la condamnation d’assassins de leaders syndicaux. Dans cette vaste région habituée à vivre hors la loi, ou plutôt sous la loi des puissants, il a contribué à introduire un peu d’État de droit. Aujourd’hui c’est tout un peuple de petits qui se trouve orphelin. Mais son travail se poursuit avec ses anciens collaborateurs et compagnons…
Nous n’avons pas voulu répéter ce qui a été publié dans les médias français. Nous avons préféré donner la parole à un point de vue de là-bas. Il s’agit d’un blog publié, le jour même du décès, par un journaliste brésilien, Leonardo Sakamoto, qui a bien connu Henri et a partagé son combat pour les droits.
Cet homme maigre, à la parole paisible et au pas tranquille, était devenu une référence pour l’accueil des victimes du travail esclave et la dénonciation de ce crime devant la justice et le monde. Il était aussi devenu l’un de principaux acteurs dans la lutte pour la réforme agraire, contre les riches propriétaires terriens et pour la fin des arbitraires de la police.
Le décès d’Henri de cause naturelle, non pas provoqué par l’un de tous ceux qui voulaient sa mort, a été une victoire, malgré le grand vide qu’il laisse auprès de tous ses amis – groupe auquel j’ai la fierté d’appartenir. Car aucune des nombreuses menaces qu’il a reçues et aucune des tentatives d’assassinat qu’il a endurées n’ont réussi à empêcher son travail.
Aussi, le fait qu’Henri ait quitté la vie, suite à l’aggravation de son état de santé (il avait subi plusieurs AVC et avait une myopathie congénitale qui paralysait ses muscles), est une déroute humiliante pour le chapelet d’exploitants de bois illégaux, falsificateurs de titres de propriété, esclavagistes et grands propriétaires sans scrupule du Para et du Tocantins qui avaient programmé sa fin.
Pour autant cela ne signifie pas une victoire de notre fragile démocratie, car il a survécu malgré l’incompétence de l’État brésilien à garantir la vie des défenseurs des droits humains dans une région périodiquement ensanglantée.
Henri a incommodé beaucoup de gens, lui le descendant d’une famille française de la noblesse ayant fait le choix de lutter aux côtés du peuple. Il a contribué à faire de l’Amazonie un lieu de vie moins injuste.
Formé en droit, avec un diplôme de droit comparé de l’université de Cambridge, Henri a été ordonné prêtre en 1963, 5 ans avant de participer aux manifestations des étudiants et des ouvriers en mai 68, dans les rues de la capitale française. Il est arrivé au Brésil en décembre 1978, 4 ans après le suicide du Fr. Tito [Alencar], exilé en France, en raison des tortures qu’il avait endurées de la part du Commandant de police Sergio Paranhos Fleury.
« Je suis arrivé au Brésil, en fin d’année 78. En 1979, j’accompagnais un agent de pastorale dans le Bico do Papagaio, [Lit. Bec de Perroquet : région nord de l’actuel État du Tocantins]. C’est une terre sans loi. Les petits agriculteurs, totalement opprimés, n’avaient pas la moindre organisation. On voulait me faire expulser du pays ». Des années durant, Henri a été l’unique soutien juridique des travailleurs de cette région. La violence y a une origine historique. Durant la dictature militaire, le gouvernement fédéral avait accordé une série de financements aux entreprises pour qu’elles s’installent en Amazonie, avec la garantie des infrastructures et la sécurité des projets. Ceci a été fait sans réorganisation de la répartition des terres ni installation des services essentiels qui garantissent les mêmes droits d’installation pour les petits agriculteurs ou les paysans sans terre. De cette manière l’Amazonie est devenue une région disponible pour les grands projets et les très grandes propriétés et pour leurs intérêts qui ne connaissent que la loi du pouvoir économique. Entre 1971 et 2006, 814 assassinats, dont la moitié n’ont pas été élucidés, ont été enregistrés dans l’État du Para, en zone rurale.
Fr. Henri des Roziers en est venu à se déplacer avec une protection policière, 24 heures sur 24. Le 18 octobre 2007, la Police militaire de la commune de Xinguara, au sud du Para, a reçu des informations selon lesquelles des tueurs à gage avaient été engagés afin d’assassiner Henri pour la somme de 50 000 Réais [environ 15 000 Euros].
En 1990, Henri projetait de déménager en Amérique Centrale pour y accomplir le même travail qu’en Amazonie. Mais il finit par s’installer dans la commune de Rio Maria (Para) pour aider le Père Ricardo Rezende, après l’assassinat par balle d’Expedito Ribeiro de Souza, président du Syndicat des Travailleurs ruraux de Rio Maria. « Henri est une de ces figures singulières, uniques, qui ont une vie marquée par l’engagement auprès des plus pauvres. Il a eu une action marquante pour la protection des migrants, dans la France des années 60. Et durant 35 ans, il a lutté pour les paysans et les travailleurs dans une région qui tuait et asservissait en esclavage » se souvient Ricardo Rezende.
C’est une des conversations que ce dernier m’a rapportées sur cette époque : « Nous avons suivi, par exemple, toute l’enquête, le procès et le jugement des assassins de syndicalistes de la région de Rio Maria, dans les années 80-90. Les grands propriétaires décidèrent d’en finir avec le Syndicat des Travailleurs ruraux de Rio Maria et assassinèrent une série de présidents. À cette époque, c’était un des syndicats les plus actifs. Le premier président fut assassiné en 1985. Puis ce fut le tour de l’un des dirigeants en 1990 et de ses deux fils, également membres du syndicat ; son troisième fils fut blessé. Encore en 1990, un directeur fut assassiné, puis en 1991 son successeur, sans parler des blessés par balle. Je venais de la région du Bec du Perroquet à Xinguara afin d’aider à enquêter sur ces crimes. Ce fut un travail énorme jusqu’à aujourd’hui, mais nous avons réussi à ce que tous les tueurs à gage soient traduits en justice. Plusieurs furent condamnés. Tous se sont enfuis. »
La théologie de la libération, ligne de l’Église catholique qui croit que l’âme sera libre si le corps l’est aussi, a apporté un caillou dans la chaussure de celui qui s’enrichit par l’exploitation de son semblable dans la périphérie. Dans la pratique, ces religieux catholiques mettent en pratique la foi que beaucoup voudraient voir retirée du livre sacré du christianisme. Pour traduire, rien de mieux qu’une citation attribuée au défunt Helder Câmara, archevêque de Olinda-Recife, qui a lutté contre la dictature et a toujours été aux côtés des pauvres. : « Si je parle de ceux qui ont faim, tous me qualifient de chrétien, mais si je parle des causes de la faim, ils me qualifient de communiste ».
Il a contribué à faire de l’Amazonie un lieu de vie moins injuste
Henri a reçu la décoration de chevalier de la Légion d’honneur du gouvernement français en 1994, une des nombreuses distinctions qu’il a reçues. Après un des AVC qu’il a subis, il a été transféré, à contrecœur, dans un hôpital privé à Sao Paulo. Je me souviens de sa gêne à être là. Il trouvait qu’il était privilégié. Il aurait voulu être dans le même hôpital que la population avec laquelle il vivait quotidiennement. Ce n’était pas par populisme, ni pour prouver quelque chose à quelqu’un, il n’avait pas besoin de cela. C’est plutôt parce qu’il sentait qu’il n’était pas à sa place.
En 2013, profondément affaibli par la maladie, Henri retournait dans sa terre natale et s’installait au couvent Saint-Jacques, jusqu’à sa mort.
Fr. Xavier Plassat, français comme Henri, coordonne la campagne nationale de la CPT (Commission Pastorale de la Terre) pour combattre le travail esclave et réside depuis des années au Brésil. C’est lui qui m’a annoncé la nouvelle de sa mort. Il se confiait ainsi : « Henri avait pour maître Bartholomé de las Casas, dominicain et défenseur des indigènes réduits en esclavage au XVI° siècle. Il tenait de lui la passion irréductible, infatigable, efficace. La passion et la compassion. Une personne qui savait pleurer d’indignation et dénoncer sans peur les puissants. De lui il tenait le Dieu du chant du Magnificat. : Il renverse les puissants de leur trône et exalte les humbles. Il rassasié de biens les indigents et renvoie les riches les mains vides. Henri a été celui qui m’a conduit au Brésil. Henri, mon frère, je te suis reconnaissant pour toujours. »
Au moment de recevoir le prix International des Droits Humains Ludovic Trarieux, en 2005, la même reconnaissance qui fut donnée à Nelson Mandela, Henri affirmait : « Dans ce monde globalisé, dans lequel nous vivons la folie de la consommation, dans ce monde d’injustice et d’inégalité, de destruction de la création et par conséquent de la vie, il est essentiel de reprendre conscience des valeurs fondamentales de l’existence, de la diversité, de la solidarité, de la relation avec la nature, d’une autre relation entre Nord et Sud, pour pouvoir allumer l’espérance qu’un autre monde est possible et pour nous motiver à le construire ».
Une personne comme lui ne meurt pas. Moi qui n’ai pas la même foi qu’Henri, je crois que lui a atteint l’immortalité. Il vivra pour toujours un des chapitres les plus beaux de l’histoire brésilienne.
Blog. UOL, journal en ligne.
(Traduction de Pierre Chovet, fidei donum en Amazonie de 2006 à 2014).