Comprendre la crise politique bolivienne
La présidente de transition Jeanine Añez a officiellement annoncé le 24 novembre l’organisation d’élections présidentielle et législatives sans le président démissionnaire Evo Morales. Cela a mis un terme au blocage du pays et a permis la levée des barricades. « Malgré les divergences, les controverses, les responsables politiques et les organisations sociales ont montré que la recherche du bien commun est plus forte, et cela a triomphé dimanche », estime le père José Fuentes, secrétaire général adjoint de la Conférence épiscopale bolivienne. Jacques Chenal nous donne ici des clés pour comprendre la crise bolivienne.
Cela fait 11 ans que je vis en Bolivie, Français marié à une Bolivienne. 11 ans que ce pays m’a adopté et que j’aime profondément ce pays pour sa population humble et généreuse, sa culture andine et métisse si passionnante, ses beautés naturelles. 11 ans que j’observe les évolutions politiques et sociales de ce pays avec un regard extérieur et intérieur.
Cela fait 11 ans qu’avec mon épouse nous travaillons pour valoriser la culture bolivienne et la vie de sa population.
Aujourd’hui, je me dois de réagir devant tout ce que je peux lire dans mon pays d’origine la France sur le terrible conflit qui traverse depuis un mois notre chère Bolivie. Moi, qui vis ici, je suis scandalisé par toutes les interprétations fausses de notre réalité pour ne pas dire toutes les désinformations. C’est pourquoi je voudrais vous expliquer l’origine, les étapes et les enjeux de ce conflit vu depuis la Bolivie par un Franco-Bolivien.
Revenons à l’origine du conflit : le 21 février 2016. Ce jour-là a lieu un referendum convoqué par le président Evo Morales pour modifier la constitution bolivienne qui limite le mandat présidentiel à une seule réélection (constitution elle-même rénovée par le président Evo Morales en 2009). La majorité du peuple (51,3%) répond non à la question : Non, nous ne voulons pas que le président puisse briguer 3 mandats successifs. En clair, conformément à la constitution, le peuple bolivien n’accepte pas qu’Evo Morales se représente aux élections présidentielles de 2019. Que traduit ce vote bolivien : une fatigue d’une majorité des Boliviens devant les dérives autoritaires d’Evo Morales, devant son contrôle de tous les pouvoirs en Bolivie et devant les actes de corruption de son parti le MAS qui se multiplient. Tout aurait pu s’arrêter là et le pays ne jamais renter en crise si Evo Morales avait respecté le résultat du referendum qu’il avait lui-même demandé. Mais le 29 novembre 2017, les 6 membres du Tribunal Constitutionnel de Bolivie, totalement contrôlé par le MAS, reconnaissent comme un droit humain la réélection indéfinie d’Evo Morales et annulent ainsi le vote populaire ! À ce moment-là déjà les boliviens descendent dans la rue, mais sans résultat.
Le 20 octobre 2019, Evo Morales se présente donc, avec l’aval du Tribunal Constitutionnel, aux élections présidentielles pour un 4º mandat successif face à 8 candidats de l’opposition, dont son rival numéro un : Carlos Mesa, ex-president de Bolivie, centriste. Les premiers résultats (84% du comptage rapide) publiés à 20 heures donnent 45% à Evo Morales et 38% à Carlos Mesa, annonçant un deuxième tour inédit en Bolivie (la règle en Bolivie est que si un candidat a plus de 40% au premier tour avec plus de 10% de différence sur le second il est élu directement). L’enquête officielle publiée par Viaciencia SRL confirme ce deuxième tour (43,9% Evo, 39,4% Mesa). Jusque-là tout se passe calmement, aucun incident ne se produit durant la journée électorale. Tous les analystes politiques parlent du deuxième tour. Mais des suspicions de fraude commencent à surgir quand le comptage rapide s’interrompt brutalement, quand le vice-président du tribunal électoral démissionne en disant qu’il n’est pas d’accord avec ce qui est en train de se passer et quand dans sa première déclaration Evo Morales annonce qu’il a gagné l’élection.
Après 23 heures d’interruption, le comptage rapide reprend à 95% et surprise Evo Morales est déclaré vainqueur avec 46.86% des voix contre 36.72% pour Mesa. La commission de la OEA chargée de contrôler l’élection (l’Organisation des États d’Amérique est toute proportion gardée l’équivalent de l’Union Européenne pour le continent américain) dénonce un changement inexpliqué du résultat et appelle à un deuxième tour. L’indignation d’une majorité de Boliviens est à son comble : les gens descendent dans la rue dénonçant que pour la deuxième fois on leur vole leur vote. Les meneurs de cette réaction populaire ne seront pas les partis politiques mais les comités civiques des plus grandes villes de Bolivie. Les comités civiques déclarent un « paro » général (arrêt de toutes les activités). À partir de ce moment des centaines de milliers de personne descendent dans la rue et commencent à bloquer les carrefours. La première demande est le deuxième tour. Mais très vite on demande une nouvelle élection car les résultats du premier tour influencent aussi le choix des sénateurs et députés et donneraient ainsi une large majorité à Evo. Devant l’ampleur du mouvement, celui-ci, comme à son habitude, joue un peu l’apaisement et beaucoup l’affrontement : l’apaisement en demandant un audit des élections par l’OEA et l’affrontement en demandant à ses troupes d’aller débloquer les villes et de bloquer les accès aux villes « pour voir jusqu’à quand ils résistent » selon ses propres paroles, en traitant les manifestants de racistes qui sont contre le vote des indigènes. À Cochabamba et à Santa Cruz ont lieu de violents affrontements entre ceux qui veulent débloquer et ceux qui défendent leur blocage : 3 morts et des centaines de blessés seront à déplorer devant la passivité de la police. À partir de ce moment les revendications montent d’un cran : ce que veulent les défenseurs de la démocratie, c’est carrément la démission d’Evo Morales. Les citoyens commencent à donner de plus en plus de preuves concrètes de la fraude électorale. La société bolivienne durant ces semaines se divise en deux groupes : les anti Morales et les pro Morales.
Ces trois semaines d’incertitude vont connaitre un rebondissement le week-end du 8-10 novembre où tout va s’enchainer très vite. À la surprise générale la police nationale se mutine le vendredi 8 novembre en fin d’après-midi en commençant par Cochabamba. Qu’est-ce qui explique cette attitude ? La police se sent utilisée à la convenance d’Evo Morales et de son parti le MAS contre l’autre partie de la population. Elle assiste aux violences contre les manifestants de la démocratie sans pouvoir réagir. D’une certaine façon la police refuse d’être manipulée par un camp et se mutine. À la suite de Cochabamba, toutes les polices des départements se mutinent les unes après les autres. C’est le moment clé du conflit. Le samedi, Evo Morales, pour la première fois depuis 3 semaines, appelle au dialogue avec les partis de l’opposition. Mais depuis 3 semaines, ce ne sont plus les partis de l’opposition qui mènent la révolte mais les comités civiques qui plus que jamais demandent la démission d’Evo Morales. La situation reste très tendue. Autre moment clé du conflit : le dimanche matin, la OEA publie les résultats préliminaires de son audit des élections où elle dénonce des erreurs graves à toutes les étapes du processus électoral : listes électorales viciées, procès-verbaux falsifiés, manipulations informatiques, bureaux avec plus de votants que d’inscrits. Et elle demande la tenue de nouvelles élections avec un nouveau tribunal électoral. Evo Morales réagit en demandant lui aussi de nouvelles élections mais sans jamais faire allusion au rapport de l’OEA. Au même moment, des mineurs de Potosi venant à la Paz en bus pour soutenir la lutte pour la démocratie sont victimes d’attaques par balles et de séquestrations. À partir de ce moment les démissions s’enchainent dans le camp du MAS : députés, ministres, maires, préfets… comme si son propre camp lâchait Evo. La Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) fait une déclaration lui proposant de renoncer pour pacifier le pays. À leur tour, les chefs d’état-major de l’armée lui suggèrent aussi de démissionner. Finalement le dimanche dans l’après-midi Evo Morales part en avion au Chaparé où depuis l’aéroport il annonce qu’« il renonce à être président pour pacifier le pays dénonçant un coup d’État civique et policier de la droite fasciste » et prend le lendemain l’avion pour le Mexique qui lui offre l’asile politique.
À partir du moment où Evo parle de coup d’État et de résistance, se déclenche dans le pays une vague incontrôlée de violence et saccage de ses partisans dans les villes de La Paz, El Alto, Cochabamba. Dimanche soir et lundi, des commissariats de polices, des écoles, des bus, des gazoducs, des entreprises, des magasins, des maisons privées seront saccagées et brulées. Jamais depuis le début du conflit, la violence n’avait atteint un tel niveau. Les gens se barricadent pour protéger leur maison et leur quartier et organisent des comités de défense civile… Lundi soir, la police ne peut plus faire face à tant de violences et appelle l’armée à sortir pour l’aider, ce qu’accepte le commandement général. Le mardi, la Bolivie se réveille (façon de parler parce que personne n’a dormi) dans une situation traumatique : le chaos dans la rue et le vide institutionnel : plus de pouvoir exécutif, ni législatif. Le départ volontaire d’Evo loin de pacifier le pays l’enfonce dans le chaos, surtout que depuis l’exil il continue à se présenter comme une victime et appelle ses partisans à le défendre dans la rue contre la « droite raciste et putschiste ». On entend alors des slogans comme : « guerre civile maintenant », «la whipala se respecte » (la whipala est le drapeau indigène des aymaras devenu drapeau officiel en Bolivie à côté du tricolore). Il faut dire que des actes malheureux et imbéciles ont brulé de rage des whipalas. Morales, à court d’argument depuis le début du conflit, joue à fond la carte du racisme sur une division de la société entre la prétendue classe urbaine raciste contre la classe paysanne indigène. Des manifestations violentes auront lieu à Cochabamba, El Alto, Yapacani, et les victimes commencent à se compter par dizaines. Ce qui est nouveau et dramatique dans le conflit est que l’on utilise maintenant des armes létales, du côté de la police mais aussi du côté des manifestants pro Morales qui sont dans une logique de guerre civile. Le blocage général des routes départementales par les partisans du MAS provoque également une rupture de stock d’aliments et de combustibles dans les villes comme La Paz, El Alto, Cochabamba, Sucre. La population souffre par manque d’aliments et de ne pouvoir travailler normalement.
Au niveau institutionnel, le pays doit retrouver rapidement une organisation. Le lundi les députés du MAS refusent de participer à l’assemblée législative qui doit accepter la démission d’Evo Morales et nommer un nouveau président. Et comme ils sont les 2/3 des députés, il n’y a pas le quorum suffisant pour prendre des décisions. Le mardi en fin d’après-midi, l’opposition politique à Evo Morales trouve une sortie institutionnelle à partir de la figure juridique de l’abandon de fonction. Puisqu’Evo Morales a abandonné ses fonctions en partant au Mexique, entre en jeu la suite constitutionnelle : vice-président, président des sénateurs, président de l’assemblée législative. Et par le fait des démissions successives, la 2º vice-présidente du Sénat devient la présidente de l’État plurinational de Bolivie : il s’agit de Jeanine Añez, sénatrice de droite du département du Beni. Elle rentre très rapidement en fonction et dès le mercredi commence à organiser un nouveau gouvernement. Cela sera un gouvernement de transition (normalement de 3 mois maximum) avec deux seuls objectifs : pacifier le pays et organiser de nouvelles élections libres et transparentes à partir d’un nouveau tribunal électoral. Pour l’instant cette tâche est bien difficile et le pays est loin de se pacifier et les élections difficiles à s’organiser même si l’Union Européenne propose son aide pour cela. Mais dans les rangs du MAS on distingue maintenant deux positions : ceux qui avec Evo Morales veulent continuer l’affrontement jusqu’au retour en Bolivie d’Evo Morales et ceux qui veulent pacifier le pays en organisant de nouvelles élections.
Voilà un résumé le plus complet possible (même s’il y a évidemment beaucoup d’autres informations complémentaires qui seraient utiles) de la situation de crise que nous vivons en Bolivie depuis un mois. La grande majorité des Boliviens est fatiguée par tout cela et ne souhaite qu’une seule chose, une solution pacifique au conflit. Il y a une grande incertitude sur l’avenir, beaucoup de désespoir devant tant de violence et le désir d’une réconciliation d’une société qui s’est fracturée pendant tous ces événements douloureux. Il faut saluer l’initiative conjointe de la ONU, de l’Union européenne et de l’Eglise catholique pour appeler au dialogue entre les différentes parties même si à l’heure actuelle le Mas refuse d’entrer dans ce dialogue.
“Dialogar es el camino apropiado para superar las diferencias entre bolivianos.
Llamamos a acudir a esta convocatoria, celebrar nuevas elecciones trasparentes y confiables”
Pour terminer, voici ma réponse à quelques questions polémiques face à cette crise
Y-a-t-il eu un coup d’état comme le dénonce Evo Morales ?
Non, il n’y a pas eu de coup d’État contre Evo Morales, à aucun moment les manifestants anti Morales ne sont sortis avec des armes pour le destituer, à aucun moment les militaires ne sont sortis avant sa démission. L’armée lui a seulement suggéré de démissionner, mais à aucun moment ne l’y a obligé. En fait, comme l’a dit le secrétaire général de la OEA Luis Almagro, s’il y a eu un coup d’État c’est celui d’Evo Morales le 20 octobre, par la fraude éhontée dans les élections. Comment celui qui a organisé la fraude électorale peut-il venir à jouer la victime sans aucune honte ?
Le gouvernement de Jeanine Añez est-il constitutionnel ?
Oui, son élection a été reconnue par le tribunal constitutionnel de Bolivie, pourtant nommé par Evo Morales, en application de l’article 169 de la Constitution de l’État bolivien. Son mandat est transitoire et n’a d’autre but que de pacifier le pays et d’organiser de nouvelles élections auxquelles elle ne sera pas elle-même candidate. Quelques-uns de ses premiers décrets à caractère autoritaire peuvent alerter l’opinion. Elle les justifie par la grave situation de crise du pays. Nous espérons que c’est le cas. Si les Boliviens sont descendus dans la rue c’est pour la démocratie et il est évident qu’ils n’accepteraient pas de se faire voler cette démocratie, donc, selon moi, il n’y a aucun risque que ce gouvernement veuille s’éterniser au pouvoir comme certains veulent le dénoncer.
Y-a-t-il un exercice disproportionné de la force ?
Oui, mais des deux côtés. La présence de l’armée dans la rue pour aider la police a vu le niveau de violence augmenter : il y a eu plusieurs morts par balle durant les derniers jours. Les premières manifestations des anti Evo ont été pacifiques, la violence est venue du côté des partisans du Mas. Depuis la renonciation d’Evo, la violence a augmenté de niveau lors des saccages des 10 et 11 novembre. Il ne faut pas être naïf, les partisans radicaux d’Evo sont préparés et armés. D’anciens militants des FARC ont été arrêtés dans le Chaparé, ainsi que des agents militaires cubains et vénézuéliens. La région du Chaparé est la zone noire de la cocaïne et du trafic de drogue en Bolivie. Derrière cette lutte politique, il y a aussi une lutte pour défendre le trafic de drogue. Tout le monde le sait en Bolivie.
Qui sont les manifestants qui sont descendus dans la rue pour protester contre la fraude électorale ?
C’est un mélange hétérogène de jeunes, de secteurs urbains, professionnels, classe moyenne, avec comme leaders les démocrates libéraux, les leaders régionaux de Santa Cruz (Fernando Camacho), Potosí (Marco Pumari), La Paz (Waldo Albarracin) et un centre gauche qui a pris ses distances avec le MAS. À ce groupe se joignent aussi plusieurs organisations indigènes qui sont victimes de la politique extractiviste du gouvernement Morales. Ce qui articule ce groupe, ce n’est pas une idéologie politique mais le rejet catégorique de la perpétuation au pouvoir du gouvernement actuel et la perte de la démocratie. « Nous ne voulons pas être un nouveau Venezuela ou Cuba ».
Ceux qui s’opposent à Evo Morales sont-ils racistes ?
Non, la très grande majorité des gens qui sont descendus dans la rue contre la fraude électorale ne sont pas racistes. À aucun moment des slogans racistes n’ont été utilisés. Qu’il y ait des factions racistes à l’intérieur de ce mouvement, oui c’est sûr, mais cela ne représente qu’une minorité de ce mouvement. La grande majorité des Boliviens ont des racines indigènes qu’ils valorisent. Le thème du racisme a été utilisé par Evo Morales pour unir ses troupes contre un prétendu adversaire. Depuis des années, nous entendons ce discours d’Evo Morales pour que les gens de la campagne le soutiennent : « si je ne suis plus au pouvoir, va revenir la droite fasciste qui va vous discriminer et vous maltraiter ». C’est une intention coupable d’Evo Morales sur le principe du : diviser pour mieux régner.
Qui sont les manifestants qui défendent à Evo ?
Ce sont les secteurs ruraux, urbains populaires (mais pas tous) et les fonctionnaires publics. Le soutien se base aussi sur des alliances d’intérêt avec des mouvements sociaux comme les coopératives minières, les organisations paysannes, les producteurs de coca du Chaparé. Ce qui marque ce groupe, c’est le thème identitaire : ils sont en majorité indigènes (quechua ou aymara) et vivent en mouvement constant entre le rural et le semi-urbain. Ils ont vécu durant les années Evo une amélioration économique qui, même petite et fragile, est réelle. Leur peur est de retourner aux années antérieures où il y avait une division forte de la société entre rural et urbain et où ils étaient victimes de racisme. Dans cette partie de la population, il y a une partie radicale qui veut aller à l’affrontement mais aussi une grande partie qui est fatiguée de tout ce conflit et souhaite revenir à une vie normale et pacifique dans la mesure où le mouvement de défense de la démocratie leur garantit qu’il respectera leur identité et leur culture.
Que pensez de l’utilisation de la Bible et la religion dans ce conflit ?
Le leader du comité civique de Santa Cruz, Fernando Camacho, a souvent utilisé la Bible et la foi chrétienne dans sa lutte pour demander la démission d’Evo Morales ; et ce jour-là il est allé au palais présidentiel avec une Bible pour qu’elle réintègre le palais présidentiel. C’est une image qui a fait le tour du monde et qui a particulièrement heurté la conscience française laïque qui y a vu du fondamentalisme religieux. Replaçons-nous dans le contexte bolivien : la Bolivie est un état laïc mais où la présence du religieux est publique et omniprésente, par exemple Evo Morales commençait la plupart de ses actes présidentiels par une K’oa (rituel andin à la Pachamama) et souvent aussi par des messes. Les Boliviens sont dans leur grande majorité croyants dans un syncrétisme religieux mélangeant foi chrétienne et religion andine. L’utilisation (exagérée selon moi) du thème religieux dans le débat politique n’a choqué personne en Bolivie. Le vice-président Alvaro Garcia Linera a lui-même cité par deux fois des versets bibliques dans un de ses derniers discours officiels.
Qui est le responsable de toute cette crise qui secoue le pays ?
Evo Morales sans aucun doute possible par sa volonté de rester au pouvoir envers et contre tout, par le non-respect du referendum de 2016, pour être l’auteur de la fraude électorale de 2019 et par sa politique perverse de division du pays et d’appel à la violence (dans une interview récente, il justifie que les gens aient des armes puisque la police est armée).
Quel est le bilan des années Evo ?
La campagne d’Evo Morales s’est basée essentiellement sur l’économie et il justifiait sa volonté de se maintenir au pouvoir pour maintenir les résultats de l’économie bolivienne. Beaucoup utilisent toujours cet argument pour le défendre. Je me permets juste cette remarque : le bilan économique de Pinochet, dictateur du Chili, était aussi bon, est-ce pour cela que cela justifiait qu’il se maintienne au pouvoir ? Par ailleurs, le bilan d’Evo Morales, s’il comporte des éléments positifs (favorisés par la conjoncture économique favorable de l’Amérique latine dans ces années) comporte aussi de nombreux éléments négatifs.
Je voudrais vous présenter quelques éléments de mon bilan des années Morales (présentés en vrac).
Du côté du positif :
– La reconnaissance et l’inclusion dans la société bolivienne des 36 peuples originaires de Bolivie. C’est le grand mérite de la nouvelle constitution politique de l’État plurinational de Bolivie.
– La stabilité économique des 14 dernières années, avec une inflation maitrisée et un PIB positif.
– La réduction de la pauvreté calculée à partir des revenus.
– Les actions d’aide à la population rurale et semi-urbaine comme l’accès à la propriété privée par exemple.
– La construction de routes interdépartementales.
– Le soutien au développement du sport par la construction de nombreuses infrastructures sportives.
Du côté du négatif :
– La gestion autoritaire et antidémocratique d’Evo Morales : il n’a jamais été un homme de dialogue, a toujours privilégié la confrontation, l’humiliation, les menaces dans les différents conflits sociaux de ses années au pouvoir. La façon dont il a traité la population de Potosí trois fois de suite lors de conflits sociaux en est la preuve et explique pourquoi Potosí (ville la plus pauvre de Bolivie) a été à la pointe de la lutte contre Evo Morales.
– Le non-respect de l’indépendance des pouvoirs : la justice, la police, l’armée, les institutions et les entreprises publiques ont toutes été contrôlées par le parti du gouvernement, le MAS. Les fonctionnaires publics sont obligés d’appartenir au MAS, de manifester pour le MAS et de soutenir financièrement le parti, sous la menace de perdre leur travail.
– La politique environnementale catastrophique qui a abouti cette année à la destruction totale des forêts de la Chiquitania (équivalent en superficie du territoire suisse) en favorisant la technique du brulis et l’appétit des agroindustriels de Santa Cruz d’avoir de nouvelles terres. Plusieurs zones naturelles uniques au monde sont menacées par les projets extractivistes du gouvernement. Et la situation est plus grave encore si on considère les abus et les sévices contre les peuples indigènes de l’Amazonie comme le révèle la triste répression de Chaparina contre les peuples indigènes du Tipnis en 2011.
– La politique de santé quasi inexistante (ce n’est qu’en 2019 qu’Evo a commencé à se préoccuper de ce thème). La situation des hôpitaux et l’accès à la santé est dramatique en Bolivie.
– Le niveau d’éducation publique en Bolivie reste l’un des plus faibles du continent, sur la base d’une formation négligente des enseignants. Pour une éducation de qualité, la population inscrit ses enfants dans le privé mais cela a un cout très élevé.
– Selon le rapport 2019 du CEDLA, si la population pauvre calculée à partir du revenu est de 34% de la population (chiffre du gouvernement), la population pauvre multidimensionnelle (qui prend en compte différents facteurs comme l’accès à la santé, les biens immobiliers, l’épargne…) est de 61% en Bolivie. La réalité de la pauvreté est bien supérieure à ce que veulent dire les chiffres officiels publiés par le gouvernement Morales.
– La qualité des emplois : en Bolivie, seulement 20% de la population a un emploi formel (avec sécurité sociale, retraite), alors que 80% de la population a un emploi informel sans aucune garantie, ni droit… ce qui veut dire que 80% de la population vit au jour le jour.
– Une économie basée quasi uniquement sur l’exploitation des ressources naturelles (80% de l’économie) et sans quasi aucune industrie manufacturière.
– La politique d’hydrocarbure irresponsable : Evo Morales (au nom de sa fausse « nationalisation ») n’a que profité de ce qui existait quand il est arrivé au pouvoir, sans trouver aucune nouvelle réserve de gaz… les réserves actuelles vont s’épuiser dans les 10 années à venir et la Bolivie se retrouvera sans sa principale source de revenus.
– La liberté réduite et contrôlée des médias de la presse écrite et audiovisuelle sur la base de subventions et publicités arbitraires de l’État.
– Les nombreux scandales de corruption qui ont éclaté durant son régime, particulièrement les cas du Fond Indigène et de CAMCE.
– Le développement incontrôlé du trafic de drogue en Bolivie et spécialement au cœur du fief politique d’Evo Morales : le Chaparé (95% de la production de coca est destinée à la cocaïne). Cette région est devenue comme une zone de non-droit où les syndicats de producteurs de coca (dont Evo Morales est toujours le président) contrôlent la société.
– Le culte de la personnalité qui s’est développé autour d’Evo… les chantiers publics sont devenus les chantiers d’Evo, les travaux d’Evo, les écoles d’Evo… comme si l’argent de l’état bolivien était l’argent personnel du président. Evo Morales a consacré une grande partie de son mandat présidentiel à l’inauguration de « travaux » qui donnaient lieu à une campagne électorale permanente, sans oublier la publicité continue de l’État louant l’être « exceptionnel » qu’est Evo Morales ! Et je terminerai, ce n’est certainement pas le plus important, mais cela en dit long aussi sur le personnage : le luxe de millionnaire que s’est octroyé Evo Morales, se faisant construire son palais, ayant son jet privé, ses hélicoptères, son musée personnel et tout cela dans le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud.
Quelle solution pour sortir de cette crise ?
La situation est bien sûr très compliquée et dans ces heures sombres il est difficile de voir une porte de sortie à la crise. Mais il y en a une possible. L’acteur principal de toute cette crise, Evo Morales, a encore malheureusement un rôle fondamental, il dépend de lui d’appeler ses partisans à aller vers la voie démocratique : de nouvelles élections présidentielles. Il est évident qu’avec tout le passif qu’il a comme responsabilité de la crise bolivienne, il ne peut pas lui-même se représenter. Mais il est tout à fait recommandable que son parti puisse présenter des candidats à cette nouvelle élection parmi ceux qui souhaitent une solution pacifique et non une guerre civile et qui souhaitent maintenir les acquis de sa politique.
Une autre personne clé est la nouvelle présidente de Bolivie, Jeanine Añez, qui doit garantir la pacification et les nouvelles élections. Elle doit pour cela avoir un discours ferme mais aussi de réconciliation, sans chasse aux sorcières contre les partisans du MAS, un discours qui rassure aussi ceux qui ont voté pour Evo : il n’y aura pas de discrimination, ni de racisme.
La clé est aussi dans l’opposition politique qui devrait présenter un binôme président et vice-président représentatif des aspirations de l’immense majorité des Boliviens avec un représentant des urbains et de leur aspiration démocratique et avec un représentant des paysans et de leur aspiration à la non-discrimination. La solution n’est pas dans « faire tout le contraire d’Evo Morales » mais dans « garder le meilleur de ce qu’il a fait (particulièrement pour l’inclusion des indigènes dans la société) et améliorer tous les points négatifs (et surtout la consolidation de la démocratie) ».
Jacques Chenal,
19 novembre 2019
Cochabamba