Amérique latine : les raisons de la colère
Carlos est professeur à la faculté des sciences économiques de l’Université Catholique d’Argentine (UCA). Interviewé début décembre 2019 par paginasdigital.es, il nous a autorisés, avec l’accord de son éditeur, à reproduire le texte de cet entretien dans lequel il passe en revue les causes des manifestations en Amérique latine et juge les événements qui ont marqué les dernières semaines en Argentine.
La situation du pays a également été au cœur de la rencontre entre le Conseil permanent de la Conférence épiscopale argentine et le président Fernández le 18 décembre. Lui apportant leurs traditionnelles salutations de Noël, les évêques ont parlé au président des exigences sociales les plus urgentes, en particulier la grave situation alimentaire et la consommation croissante de stupéfiants chez les jeunes, ainsi que la situation dans les prisons. Ils ont également réaffirmé leur intention de donner la priorité aux personnes les plus fragiles du tissu social.
Y a-t-il un dénominateur commun dans les manifestations qui se déroulent en Colombie, en Bolivie, en Équateur et au Chili ?
J’ai tendance à interpréter le mouvement de protestation en Amérique latine dans le contexte protestataire que nous observons dans de nombreuses régions du monde. Ce que je vois aussi bien à Santiago qu’au Caire, à Bogota qu’à Paris, à La Paz ou à Hong Kong, c’est un très grand mécontentement envers la classe dirigeante en général, qu’elle soit de gauche, du centre ou de droite. Il semble qu’un peu partout le citoyen ordinaire ne tolère plus une classe dirigeante qui, tout en accumulant de plus en plus de privilèges et de soupçons de corruption, n’apporte pas de solutions aux problèmes du quotidien. Je vois aussi comme élément commun le rôle que jouent les nouvelles technologies de la communication dans l’accroissement énorme – et parfois irréaliste – des attentes de progrès comme des possibilités d’action commune, rapide et surprenante de ceux qui, il n’y a pas si longtemps, étaient des mécontents silencieux et dispersés.
Un troisième élément commun est la crise de la mondialisation, qui a stoppé, assez brutalement, la croissance de la consommation et l’amélioration du bien-être dans ces pays. Il faut tenir compte du fait que, pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique latine – grâce à la prospérité sans précédent due à la flambée des prix des matières premières pendant la montée vertigineuse de la Chine – de nombreuses personnes ont réussi à sortir de la misère ou de la pauvreté chronique pour accéder soit à un état de pauvreté plus supportable, soit à la couche inférieure de la classe moyenne. Mais à mesure que les rentrées provenant des exportations tarissaient, l’ascenseur social s’est arrêté. À cela s’ajoute l’utilisation purement consumériste par plusieurs gouvernements – populistes ou non – des revenus de cette période de prospérité. Beaucoup se sont concentrés sur la perception d’impôts, l’augmentation des dépenses de l’État, l’encouragement d’investissements, publics ou d’entreprises subventionnées, non compétitifs. Ils ont ainsi généré une culture de consommation basée sur une économie faible qui produit des attentes irréalistes et disproportionnées de progrès rapides et faciles, et ont négligé les véritables investissements privés à long terme qui créent des emplois compétitifs et stables.
Qu’en est-il du facteur d’inégalité ?
Bien que la pauvreté, comme partout dans le monde, diminue régulièrement depuis des décennies en Amérique du Sud – excepté malheureusement au Venezuela et en Argentine – l’inégalité se maintient à des niveaux très élevés dans tous les pays de la région. L’arrêt soudain de l’ascension sociale de personnes vivant dans la misère et la pauvreté a fait prendre conscience à beaucoup de gens du caractère souvent artificiel de cette inégalité, fondée non seulement sur les limites distributives de toute économie, mais aussi sur l’existence de privilèges de certains groupes sociaux qui sont autant de barrières ou d’obstacles à une ascension sociale raisonnable pour tous les autres. Bien que les tendances politiques des partis au pouvoir soient différentes et parfois opposées dans les différents pays – et les causes spécifiquement nationales de chaque protestation devraient également être analysées – le ras-le-bol de la culture latino-américaine endémique du privilège et la colonisation de l’État par des groupes d’intérêt, qu’il s’agisse des élites traditionnelles ou des nouvelles élites populistes au pouvoir, est également, à mon avis, un facteur commun à toutes les protestations.
Certains attribuent ce qui se passe au Chili à l’échec du modèle libéral qui domine l’économie du pays : cette hypothèse est-elle fondée ?
Ma réponse est à la fois non et oui. Je pense que l’explication que les partisans du populisme chaviste[1] ou kirchneriste[2], par exemple, tentent d’imposer, affirmant que le modèle chilien d’ouverture économique et d’intégration à la mondialisation a complètement échoué, est insoutenable car elle est clairement fausse. Il suffit d’observer les données écrasantes de la croissance économique chilienne au cours des quarante dernières années. Entre 1986 et 1997, le Chili a connu une croissance annuelle de 7,3%, un chiffre remarquable, comparable aux 10% de croissance des pays asiatiques. Puis, à la fin des années 1990 et au cours de la première décennie des années 2000, il a connu des taux de croissance plus modérés – autour de 4% – mais avec une stabilité étonnante qui lui a permis de surmonter sans problèmes majeurs toutes les crises mondiales, y compris la crise financière de 2008, qui a fortement affecté tous les autres pays d’Amérique latine, dont les PIB ont fortement baissé. Au cours de la deuxième décennie de 2000, la croissance s’est poursuivie, quoiqu’à des niveaux moindres, comme la tendance mondiale, s’ajoutant à une certaine perte de compétitivité et de capacité de renouvellement du système productif chilien.
La caractéristique la plus frappante de la réussite du modèle chilien est la réduction drastique de la pauvreté. Il convient de rappeler que dans les années 60, le taux de pauvreté au Chili était d’environ 60%, qu’il avoisinait encore les 40% dans les années 80 et qu’il n’a fait que baisser, approchant actuellement les 9% – 8%. L’extrême pauvreté, qui reste élevée dans presque toute l’Amérique latine – à l’exception du Costa Rica et de l’Uruguay – a pratiquement disparu au Chili. Rappelons-nous, par exemple, que l’Argentine, son voisin beaucoup plus riche en ressources naturelles, est passée de 7 ou 8% de pauvreté en 1960 à 30% aujourd’hui. Ne parlons pas du Venezuela, dont les niveaux d’extrême pauvreté – bien qu’il n’existe pas de statistiques fiables – sont estimés à plus de 60% de la population.
Il me semble que ces données, mais surtout l’observation directe de la réalité par toute personne ayant vécu au Chili ou y étant allé au cours des quarante dernières années, nous permettent de vérifier la nette amélioration des conditions de vie et de réaliser lequel des modèles latino-américains a vraiment échoué. Ce qui est important, ce ne sont pourtant pas uniquement les données sur l’amélioration économique et sociale du Chili, mais aussi ses causes. La croissance ne se base pas que sur une ressource naturelle abondante, comme cela a été le cas pendant des décennies avec le pétrole vénézuélien ou d’autres matières premières en Amérique latine. Si le cuivre continue de peser au Chili, c’est avant tout la solidité des institutions, la bonne gouvernance et une stratégie nationale de coopération entre tous les secteurs, sans parler du travail acharné et minutieux d’insertion de la production diversifiée du pays sur les marchés mondiaux – alliant ouverture et mesures prudentes de protection – qui a permis au Chili de connaître une croissance économique et sociale étonnante.
Quel est alors le problème ?
La réussite du Chili cachait pourtant plusieurs problèmes endogènes. L’un d’eux est le déficit de légitimité démocratique d’un ordre constitutionnel conçu par la dictature de Pinochet et accepté par les gouvernements démocratiques successifs mais jamais véritablement confirmé par l’ensemble de la société. Bien que la Constitution ait été approuvée par deux référendums (1980, 1989), ces derniers avaient été organisés par la dictature. En ce sens, ce déficit de légitimité démocratique a constitué le bouillon de culture de la révolte. Un deuxième problème, bien plus profond et historique, est celui de l’inégalité. Malgré une croissance économique remarquable, l’indice chilien de Gini, qui indique le niveau d’inégalité sur une échelle de 1 à 100, est resté pratiquement inchangé, aux alentours de 50, au cours des quarante dernières années. Si cette situation est endémique dans toute l’Amérique latine, elle est intolérable dans un pays qui a fait des progrès aussi importants à bien d’autres égards. Les causes de l’inégalité tiennent, d’une part, à la position historique de l’élite traditionnelle qui dirige le pays, au Chili comme dans d’autres pays de la région. Souvent d’un style nettement de classe et fondé sur un ensemble de réseaux et accords informels implicites qui bloquent l’accès des membres d’autres classes sociales aux postes publics et privés, l’élite – que ce soit dans les gouvernements de centre-droit comme le gouvernement actuel ou dans les gouvernements de centre-gauche précédents – domine tous les endroits stratégiques du pays.
L’inégalité est également entretenue par les barrières économiques qui existent au Chili, en particulier pour un accès plus équitable à l’éducation et à la santé. Cela est dû, à mon avis, à l’influence de l’idéologie néolibérale qui a depuis le début dominé une grande partie du modèle chilien et qui a conduit à l’introduction de mécanismes de marché dans des domaines de la vie sociale dans lesquels d’autres critères devraient être appliqués. Au problème de l’inégalité, j’ajouterais la perte d’un sens transcendant et humain de la vie qui a engendré un modèle social excessivement basé sur des incitations monétaires. Lorsque toute la vie sociale est organisée selon des critères utilitaires, toutes les autres motivations tombent et on finit par agir motivé uniquement par la recherche effrénée de son intérêt personnel. En ce sens, le capitalisme néolibéral, en sapant ses fondements humains et éthiques, finit par provoquer ses propres crises. Cela n’enlève rien à la responsabilité des groupes idéologiques et extrémistes dans la révolte chilienne. Il ne faut pas oublier le grave problème de l’intégration de la minorité mapuche, base de la multiplication d’une nouvelle gauche indigéniste radicale qui, avec le soutien d’autres groupes extrémistes, a commis une bonne partie des actes de vandalisme et de violence, souvent accentués par une mauvaise gestion du gouvernement et par la répression excessive des forces de sécurité.
Bref, malgré un risque de dérive imprévisible si la Constitution est réformée dans un sens populiste radical lors du référendum de 2020 – ce qui, je l’espère, ne se produira pas – je crois que la crise chilienne finira par être une crise de croissance, qui nous permettra de confirmer toutes les bonnes choses du modèle chilien, mais avec des réformes qui permettront d’élargir sa base sociale, de diminuer les inégalités et de donner aux êtres humains davantage de place dans la société.
Quelles sont les raisons de la nouvelle victoire du péronisme en Argentine ?
Je crois que la cause la plus importante du retour au pouvoir du péronisme a été l’échec retentissant de la gestion économique de Macri. Au vu des résultats des élections de mi-mandat fin 2017, l’alliance présidée par Macri l’avait clairement emporté dans tout le pays. L’ancienne présidente Cristina Kirchner elle-même a subi à cette occasion une défaite retentissante dans la province de Buenos Aires, son principal bastion politique, face un candidat député macriste de second rang. En d’autres termes, jusqu’en mars 2018 au moins, la possibilité d’un retour du péronisme au pouvoir, après la présidence contestée de C. Kirchner, était impensable. Cette dernière devait son impopularité, d’une part, aux conditions désastreuses dans lesquelles se trouvait l’économie du pays : dépenses publiques incontrôlées de l’ordre de 50% du PIB, soit le double de celles de tout autre pays d’Amérique latine, inflation cumulée de l’ordre de 140% en quatre ans, déficit budgétaire de 7%, taux de change qui isolait complètement le pays et une récession qui semblait sans fin. À cela s’ajoutait l’accusation d’avoir dirigé l’un des gouvernements les plus corrompus de l’histoire argentine, avec des dizaines d’actions en justice contre elle. À ce rejet massif de Cristina, il faut ajouter l’apparente prospérité économique qui avait commencé avec Macri ; il ne pouvait pas accroître l’économie en 2016, après presque quatre ans de récession du dernier gouvernement kirchneriste, mais après avoir rétabli le crédit international, lancé un important programme d’infrastructures, réduit la corruption, revitalisé le système énergétique national pratiquement détruit par la politique irrationnelle de subventions menée par Cristina, il a atteint 2,7% de croissance en 2017, et est parvenu à relancer la consommation et à faire reculer l’inflation et la pauvreté. En d’autres termes, il semblait que les choses allaient plutôt bien pour Macri et terriblement mal pour le péronisme.
À partir de mars 2018, nous avons connu une série d’épisodes économiques apparemment imprévus, du moins pour ceux qui ne voyaient les choses qu’en surface. Après avoir remporté les élections de mi-mandat, pensant peut-être que les risques avaient diminué, Macri a assoupli certaines mesures de son faible programme anti-inflationniste, sapant ainsi son propre cadre macroéconomique et provoquant une crise financière. Le gouvernement, réussissant à peine à diminuer légèrement la dette monumentale héritée de C. Kirchner, s’était financé par une dette extérieure en dollars. Mais les nouvelles expectatives inflationnistes ont entraîné un effondrement de la demande d’actifs en pesos, provoquant une dévaluation de la monnaie et partant, une augmentation de la dette en dollars contractée par le pays. Cela a conduit à une chute du financement international, qui a déclenché une nouvelle récession, a relancé la nécessité d’ajuster les dépenses de l’État et, avec elles l’explosion sociale en puissance. L’impossibilité de continuer à financer la dette héritée de Cristina et l’absence de la « pluie d’investissements » toujours promise mais jamais arrivée, ont conduit Macri à recourir à l’aide du Fonds monétaire international, ce qui, en Amérique latine, est habituellement la préannonce de l’échec non seulement économique mais aussi politique de tout gouvernement. La séquence de la détérioration économique rapide qui a suivi ces événements est bien connue : dévaluation accélérée et constante du peso argentin, récession avec chute drastique du PIB pendant trois années consécutives, inflation cumulée de 300% en quatre ans, baisse du revenu par habitant de l’ordre de 10% et augmentation de la pauvreté à des niveaux supérieurs à 30%. Si la gigantesque dévaluation et le programme du FMI ont permis un ajustement rapide du déficit budgétaire, très proche de zéro en un an seulement, l’autre facette de la situation a été l’augmentation de la dette extérieure qui a atteint près de 140.000 dollars, ressuscitant un spectre qui avait déjà hanté l’Argentine en 2002 : celui du défaut de paiement. Pour un président qui avait proposé lors de sa prise de fonction d’être évalué sur sa résolution rapide du problème de l’inflation et l’atteinte du « zéro pauvreté », les perspectives pour les élections présidentielles de cette année n’étaient certes pas prometteuses. En ce sens, on pourrait presque dire que la majorité de la population, aux revenus en baisse ou passée sous le seuil de pauvreté, n’avait pratiquement pas d’autre choix rationnel que de voter pour n’importe quel candidat qui pourrait détrôner Macri, même si c’était C. Kirchner.
Quel est le rôle d’Alberto Fernández ?
Les voix potentielles de C. Kirchner, soutenue par 30% de kirchneristes inconditionnels – 20% des classes populaires les plus pauvres de la banlieue de Buenos Aires et 10% de la classe moyenne idéologisée – n’étaient pas suffisantes pour battre Macri. En fait, l’autre moitié du péronisme – 18% de l’électorat venant de la classe populaire de Buenos Aires, de la classe moyenne et des provinces plus traditionnelles du nord et du sud du pays – ne voulait pas se soumettre à nouveau au style populiste autoritaire de Cristina. Et là surgit le deuxième grand facteur qui explique le triomphe du péronisme : la manœuvre astucieuse de Cristina, passant de la candidature présidentielle à celle de vice-présidente et plaçant comme candidat à la présidence un ancien ministre, issu du péronisme le plus traditionnel, qui avait été un fidèle serviteur de son mari, mais qui avait aussi démissionné pendant sa propre présidence et l’avait sévèrement critiquée pendant plusieurs années. L' »opération Alberto Fernández », probablement lancée par Cristina, désespérée par le fait qu’une victoire de Macri encouragerait les juges à l’incarcérer enfin (ils ont toutes les preuves en mains depuis un certain temps), a plus qu’atteint son objectif : elle a dissipé une partie des craintes des péronistes les plus conservateurs et rendu possible la réunification électorale du péronisme, imbattable dans cette conjoncture économique. Cependant, après la victoire de près de 20 points de la formule Alberto Fernández-C. Kirchner aux primaires, la peur envers Cristina a resurgi et le résultat électoral d’octobre, même s’il lui a été favorable, s’est soldé avec 8 points seulement de différence avec Macri, qui a obtenu un 40% non négligeable, surtout des classes moyennes urbaines et rurales les plus cosmopolites du centre du pays. Cet équilibre des forces prive apparemment les K de la possibilité de mettre en place un gouvernement aussi autoritaire que celui qu’ils ont dirigé lors de leurs présidences précédentes. Mais cela reste à voir.
A. Fernández a averti le FMI qu’il ne procéderait plus à aucun ajustement, est-il possible de conduire une politique économique différente de celle de Macri ?
L’idée que Macri était un grand ajusteur néolibéral est en grande partie un mythe construit dès le début de sa présidence par ses opposants, en particulier les kirchneristes. En réalité, sa principale erreur a probablement été précisément de ne pas avoir commencé son mandat par des mesures plus énergiques d’ajustement budgétaire et de réduction des énormes dépenses publiques héritées de C. Kirchner, commettant tout le mal au début, comme dirait Machiavel. Tentant d’éviter le surnom d’ajusteur, essayant d’être populaire et porté par une dose excessive de confiance en son prestige international afin d’attirer des investissements qui lui permettraient d’arriver à la croissance sans avoir besoin d’ajuster les dépenses de l’État, Macri a eu recours à l’endettement extérieur pour couvrir ses dépenses. Bien que son programme ait été présenté comme un ajustement progressif, entre 2015 et 2018 il avait plutôt les caractéristiques d’un populisme économique modéré qui essayait d’arranger les choses sans se faire remarquer. À l’exception de l’ajustement plutôt sanglant des tarifs des services publics – que Néstor et C. Kirchner avaient gelés pendant 12 ans, ignorant totalement l’inflation et les prix internationaux et provoquant un défaut d’investissement dans le secteur énergétique qui a conduit à l’effondrement virtuel du système – Macri n’a apporté que de légers ajustements à l’économie jusqu’en 2018. En réalité, l’énorme ajustement du déficit budgétaire et de l’économie privée en général, y compris les revenus salariaux, qui a eu lieu par la suite, n’était pas une mesure décidée par Macri, mais le résultat de l’explosion de la bombe des dépenses et du déficit que Macri n’a jamais voulu ou pu désamorcer.
La situation actuelle est très complexe, puisqu’il n’existe pas de crédit international pour financer les dépenses publiques qui restent insoutenables, malgré les dévaluations successives ayant entraîné une réduction substantielle du déficit. À cela s’ajoute le paiement de la dette extérieure pour laquelle il n’y a qu’un seul chemin : une restructuration dont la forme n’apparait pas encore clairement. D’où viendront les ressources tant pour le paiement des dépenses publiques que pour la dette extérieure quand l’économie est en récession profonde depuis tant d’années et que les entrées de devises étrangères sont faibles ? La première étape sera la négociation avec le FMI, qui, certainement, voudra voir le degré de viabilité du programme économique pour réfléchir à la façon de restructurer la dette et de planifier les futurs décaissements possibles. Mais même en s’accordant sur une solution rationnelle au problème de la dette, le problème principal demeure : comment sortir d’une récession avec une inflation élevée, la pauvreté, le chômage déguisé sous des emplois publics improductifs et, surtout, une énorme méfiance locale et internationale envers le gouvernement nouvellement élu ?
Les attentes sont encore plus floues si l’on tient compte de ce qu’a dit jusqu’à présent le président élu A. Fernández. Il promet de ne pas suivre la voie d’ajustement de l’économie de Macri et de stimuler la consommation pour ainsi réactiver la production. Mais cette promesse ne tient pas compte d’un autre facteur fondamental : le très faible niveau d’investissement. Ce que beaucoup pensent, c’est que Fernández prendra le risque d’émettre de la monnaie pour augmenter la consommation et générer un sentiment de reprise, mais que très vite, étant donné le manque d’investissement, cela va générer non une augmentation de la production, mais une augmentation de l’inflation, ce qui aggravera la situation. Quoi qu’il en soit, il y a en Argentine une dose énorme de pensée magique qui présuppose que « le péronisme va s’en sortir ». Mais la réalité est que l’Argentine n’a d’autre issue rationnelle que celle d’un programme global mené par un gouvernement fiable, comprenant un programme de réforme de l’État (qui ne se limite pas à réduire les dépenses), des réformes structurelles, fiscales et sociales, une politique de développement industriel, social et régional et une stratégie d’ouverture intelligente au monde. Mais je doute que ce soit dans la tête ou dans les possibilités politiques du président élu. J’espère me tromper.
Le Groupe de Puebla[3] a soutenu Alberto Fernández. Y a-t-il un nouveau pôle de gauche qui émerge dans la région, et quelles sont ses caractéristiques ?
J’ai l’impression que le Groupe de Puebla est une tentative de ressusciter une ère politique – celle de l’essor du chavisme et de Lula – dépassée. La preuve la plus convaincante de son caractère nostalgique, ce sont ses membres principaux : Dilma Rousseff, Lula da Silva, Rafael Correa, Fernando Lugo, Evo Morales. Tous d’anciens présidents de l’âge d’or de la gauche populiste latino-américaine, soutenus de l’extérieur du continent par une autre personnalité du passé : José Luis Rodríguez Zapatero. Le seul membre du groupe qui sera président dans quelques jours est A. Fernández, et il devra coexister avec des présidents de tendances majoritairement de droite : Bolsonaro au Brésil, Piñera au Chili, Duque en Colombie, Vizcarra au Pérou et maintenant Lacalle Pou en Uruguay. Un autre élément important pour mesurer le poids du Groupe de Puebla est que le seul président en exercice de la gauche démocratique dans la région, le président mexicain Andrés Manuel López Obrador, a refusé d’en faire partie. Bien sûr, les anciens présidents de l’authentique gauche démocratique latino-américaine, comme Michelle Bachelet, n’ont rien à voir non plus avec le Groupe. Il est également significatif que le président cubain Miguel Díaz-Canel, Daniel Ortega et Nicolás Maduro aient été exclus du Groupe. C’est un message que ce nouveau Groupe veut donner : nous ne représentons que la gauche démocratique. Ce dernier point semble positif, même s’il n’est pas très crédible. Il est clair que derrière ce Groupe se cache l’axe bolivarien habituel, qui, bien sûr, continue à justifier et à soutenir les dictatures cubaine, vénézuélienne et nicaraguayenne, même si, pour l’instant, il les réduit au silence pour des raisons purement pragmatiques.
Je crois que jusqu’à présent, le Groupe n’a été utile qu’à A. Fernández qui a essayé, profitant des événements en Bolivie, d’apparaître comme le nouveau leader d’un renouveau de la gauche sur le continent. Bien que cela puisse lui servir à prouver ses références gauchistes dans son espace politique – au sein duquel il existe de sérieux doutes quant à ses convictions à cet égard – je ne pense pas que cela puisse avoir de plus grandes conséquences. Fernández a trop de problèmes chez lui pour diriger un mouvement régional. Quoi qu’il en soit, la défaite de Macri en Argentine, les graves crises auxquelles sont confrontés Piñera et Duque, les signes d’une éventuelle crise dans le Brésil de Bolsonaro – sans parler de la précarité institutionnelle totale de la nouvelle droite au pouvoir en Bolivie – ne garantissent pas non plus le non-retour du populisme de gauche, mais je ne crois pas que ce soit à travers les membres du groupe de Puebla.
A. Fernández aura-t-il une marge de manœuvre ou la politique sera-t-elle marquée par C. Kirchner ? Quelles en seront les conséquences ?
C’est la grande question que se posent tous les Argentins. Et je soupçonne qu’il en va de même d’A. Fernández et C. Kirchner. Les signes jusqu’à présent ne sont pas clairs du tout. D’un côté, Alberto semble consulter Cristina sur chacune de ses démarches et de l’autre, il assure qu’il va tenir les rênes du pays. C’est pourquoi, pour pouvoir nous orienter, je pense que nous devons partir des faits. La réalité est qu’A. Fernández a été un candidat entièrement construit par C. Kirchner. Il ne figurait pas sur la liste des politiciens potentiellement présidentiables. Il a toujours occupé la place non pas d’un politicien, mais d’un opérateur politique au service d’un politicien. Il a travaillé pour tous les gouvernements de tout bord politique : Alfonsín, Menem, Duhalde et, enfin, Néstor Kirchner. Mais sous les gouvernements kirchneristes, son véritable patron a toujours été Néstor Kirchner, pas Cristina. Quand Cristina est devenue présidente en 2007, elle a hérité de lui comme ministre de son mari. Mais ils ne se sont jamais entendus. Fernández, comme Néstor Kirchner, est un pur pragmatiste, sans intérêt pour l’idéologie. Cristina Kirchner, en revanche, se perçoit comme une leader intellectuelle appelée à pousser ses idées jusqu’au bout. Cette absolue divergence d’esprits est née avec la démission d’Alberto en 2008 lorsque Cristina est entrée en conflit frontal avec le secteur agricole et a conduit le pays au populisme radical. À partir de ce moment, Alberto devint un critique féroce de Cristina, se réclamant toujours de Néstor Kirchner. On connaît la suite de l’histoire. Il y a tout juste sept mois, Cristina a désigné Alberto comme candidat à la présidence, non par affinité mais par nécessité : leurs divergences ont gagné la confiance du reste du péronisme qui ne soutenait pas Cristina mais dont elle avait besoin pour gagner.
Ainsi, ce que nous avons aujourd’hui, c’est une union purement pragmatique avec un président élu qui est un produit personnel de Cristina, mais qui est en même temps soutenu par le puissant secteur traditionnel du péronisme qui ne veut rien avoir à faire avec Cristina et son populisme de gauche : les syndicalistes, les gouverneurs-caudillos de l’intérieur du pays et un secteur d’entreprenariat industriel. De l’autre côté, il y aura Cristina, qui occupera le poste formel de vice-présidente, mais sous le contrôle du bloc péroniste de députés, présidé par son propre fils et du bloc péroniste de sénateurs, présidé par un sénateur proche. Elle contrôlera également la province de Buenos Aires, district le plus peuplé et le plus important du pays, dont le gouverneur élu est un économiste d’origine marxiste qui fut son ministre de prédilection pendant sa présidence. Enfin, Cristina aura aussi le soutien de son puissant groupe de militants appelé La Cámpora (en mémoire du président placé par Perón avant son retour triomphal au pays et qui est devenu célèbre pour son soutien à la guérilla de gauche) et de la plupart des leaders des mouvements dits » sociaux » qui peuvent mobiliser en quelques heures des milliers de personnes – en majorité des chômeurs, travailleurs précaires ou membres des coopératives populaires dépendant des subventions publiques – et paralyser le trafic dans toute la capitale.
Fernández essaiera-t-il de suivre une voie rationnelle, en négociant avec le FMI, en présentant un programme économique durable et en générant ainsi, même progressivement, la confiance nationale et internationale qu’il n’a pas encore en raison de sa dépendance envers Cristina ? Mon opinion est qu’il va essayer et que Cristina n’interviendra probablement pas trop au début, étant donnée la situation de précarité absolue dans laquelle se trouve le pays. Il me semble que Cristina tend clairement vers le fanatisme idéologique, mais en même temps elle s’est montrée assez pratique pour ne pas mettre en danger un gouvernement qui lui est vraiment tombé du ciel. Surtout si l’on tient compte de la situation judiciaire compliquée dans laquelle se trouve, non seulement elle-même, mais surtout sa fille, qui n’a aucun privilège et qui se trouve actuellement à Cuba, affectée par une maladie inconnue mais apparemment complexe.
Quoi qu’il en soit, au-delà de la tentative d’A. Fernández de manœuvrer dans ce contexte complexe, j’ai l’impression que nous assisterons une fois de plus à un choc violent entre les deux tendances antagonistes qui finissent toujours par s’affronter au sein du péronisme : le péronisme classique de type caudilliste industriel-syndical, et le péronisme de gauche aux rêves révolutionnaires. Malheureusement, ce conflit se fera probablement aux dépens du pays, qui devra trouver un moyen de le surmonter. Toutefois, je ne perds pas espoir que la rationalité prévaudra, même si les précédents historiques n’aident pas.
Traduction Annie Josse
Décembre 2019
Texte original (en espagnol)
[1] Du nom d’Hugo Chávez, ancien président du Venezuela. [2] Du nom de Néstor Kirchner, ancien président argentin. [3] Le Groupe de Puebla est un forum politique et académique fondé en juillet 2019 à Puebla (Mexique) et composé de personnalités ainsi que d’universitaires provenant de divers mouvements progressistes latino-américains.