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Colombie : l’Église et les six premiers mois du gouvernement Petro

La Caravane humanitaire dans le Chocó.

Les débuts du premier gouvernement social-démocrate, progressiste ou de gauche – comme on voudra le qualifier – de l’histoire de la Colombie, sont tout sauf décevants. Analyse de José Fabio Naranjo, journaliste et militant pour la paix à Medellin.

Six mois après sa prise de pouvoir, le président Gustavo Petro frôle les 50% d’opinion favorable, et l’écho de l’explosion, pacifique et joyeuse, que son triomphe a provoquée dans de nombreux secteurs sociaux et régions du pays résonne encore aujourd’hui. Les images d’indigènes se pressant en masse dans la forêt pour se rendre en bateau jusqu’au bureau de vote, de paysans s’accrochant aux fenêtres des bus pour aller voter parce que le bus était plein, voilà la preuve visible que beaucoup de communautés et de pauvres voulaient le changement, le triomphe de Petro et Francia Márquez. « Espoir » est le mot qui définit aujourd’hui l’état d’esprit de millions de Colombiens[i].

J’énumère quelques signes d’espoir donnés par ce gouvernement.

Restitution et titularisation d’un million d’hectares de terres aux paysans, aux populations autochtones et aux personnes d’ascendance africaine. Approbation de deux zones de réserve paysanne. Mise en place d’une subvention mensuelle de 500 000 pesos pour les femmes chefs de famille. Remise à des organisations populaires des biens confisqués à la mafia. Approbation de la première réforme fiscale en Colombie, qui fait payer davantage les personnes les plus riches, afin d’allouer l’argent à des programmes sociaux, dont la lutte contre la faim en priorité. Soutien économique et politique de la communauté internationale pour les projets de protection de l’environnement et de production d’énergie propre. Projets d’extension de l’enseignement gratuit aux couches les plus pauvres de la population. Soutien à la mise en œuvre de l’accord de paix et de la politique de paix totale…

Et tout ceci au milieu de l’opposition farouche et non sans menaces sérieuses de l’extrême droite ; le débat national est intense en raison de la nouveauté et de la complexité des réformes entreprises et annoncées. Le président et son gouvernement se sont caractérisés par une attitude claire de recherche de la paix, d’un pacte national pour la paix ; et dans ce sens, le président de la Fédération des éleveurs de bétail, propriétaire foncier bien connu et opposant politique du président, a été intégré à la délégation gouvernementale dans les négociations avec l’ELN[ii].

Comment l’Église catholique se situe-t-elle devant ces situations et politiques nouvelles ?

Il s’agit d’une question importante car aucune institution n’a le maillage territorial de l’Église dans ce pays où il y a « plus de territoire que d’état ». De plus, la « reconnaissance sociale dont jouit l’Église dans les différents territoires du pays » rend pertinente sa réponse « théorique » et pratique aux politiques et actions générées par le « gouvernement du changement ».  Réponse très pertinente également face à la sérieuse remise en question dont la Conférence épiscopale a fait l’objet suite à la publication du rapport de la « Commission de la vérité », qui a dit que l’Église catholique devrait s’excuser pour son attitude dans le conflit armé qui ravage la Colombie depuis soixante ans et parce que sa position sur le référendum pour la paix de 2016 a contribué au non au référendum…

La réponse lucide et proactive de l’Église catholique à la politique de « paix totale ».

Des faits, des déclarations et des documents émanant des plus hautes autorités et organes pastoraux de l’Église colombienne donnent pourtant des preuves irréfutables de ses réponses très significatives en termes d’engagement pour la paix, ce qui constitue une source d’espoir. Examinons certains de ces faits et documents.

Participation de l’Église au dialogue entre le gouvernement de Gustavo Petro et la guérilla de l’ELN. Le président de la Conférence épiscopale colombienne (CEC) a reçu « avec gratitude et responsabilité » l’invitation du gouvernement « à participer au dialogue » et a nommé à cet effet une délégation de haut niveau[iii]. Une commission de membres de l’Église catholique a participé à la caravane humanitaire qui vérifiait les conditions dans lesquelles se trouvent de nombreuses communautés indigènes et afro-descendantes dans le département du Chocó, l’un des plus pauvres du pays, durement frappé par le conflit armé[iv], en vue d’un rapport à la table des négociations.

Ce que je veux souligner ici, c’est que cette méthodologie, la construction de la paix à partir des territoires, est la seule méthodologie possible pour atteindre les résultats ambitieux de la politique de « paix totale » du gouvernement, qui inclut des négociations politiques avec l’ELN, mais aussi des processus d’acceptation ou de soumission à la justice de groupes paramilitaires et de gangs urbains. Ces conversations délicates et très complexes, et la concrétisation d’aspects comme le cessez-le-feu multilatéral ou bilatéral, l’arrêt des assassinats, des mines antipersonnel, des extorsions, du confinement des communautés, du recrutement de mineurs et des nombreux dommages subis par les communautés en raison de la présence de groupes armés sur leur territoire, nécessitent sans aucun doute le soutien d’institutions telles que l’Église. La proximité des membres de l’Église avec tous les groupes et la clarté de leur approche peuvent être un facteur décisif, sinon pour la réalisation totale de la paix, du moins pour des progrès substantiels dans la construction d’une société plus civilisée, dans laquelle on respecte au moins le cinquième commandement, « tu ne tueras pas ».

Processus de paix urbaine à Buenaventura. Le processus de paix urbaine mis en place avec un grand succès à Buenaventura, ville côtière du Pacifique, où se trouve le principal port du pays, va dans le même sens ; des milliards en marchandises y entrent et en sortent chaque année, tandis que la ville meurt dans la misère et la violence entre deux groupes, composés de plus de 2000 jeunes lourdement armés. À l’initiative de l’évêque, Mgr Rubén Darío Jaramillo, une trêve qui dure déjà depuis plus de deux mois a été conclue entre ces deux groupes et le gouvernement va répondre aux besoins des jeunes en matière d’éducation, de santé, d’emploi, etc.

Soutien interreligieux à la politique gouvernementale. Il est en outre très important que presque tous les chefs religieux et les dirigeants des différentes confessions chrétiennes du pays aient exprimé publiquement leur soutien à la politique de paix totale et aux autres politiques visant à la justice et à la protection de l’environnement, formulées et mises en œuvre par le gouvernement actuel. En conséquence, le gouvernement a nommé une femme presbytérienne parmi ses délégués à la table des négociations avec l’ELN. Il convient également de noter que le commissaire à la paix du gouvernement, Danilo Rueda, est issu du cercle des défenseurs des droits de l’homme présidé par le père Javier Giraldo, SJ, l’un des mieux informés de la réalité du conflit en Colombie, jouissant d’une grande crédibilité dans le pays.

Un appel fort aux riches. Le brillant article « L’explosion des élites »[v], écrit par Mgr Juan Carlos Barreto, président de la Commission épiscopale pour la pastorale sociale (Caritas Colombie), part du constat « que la Colombie est l’un des pays les plus inégalitaires au monde et que 39% de la population colombienne vit dans la pauvreté » ; dans le contexte d’un gouvernement qui venait de présenter la réforme fiscale, face à une forte opposition des groupes de grandes entreprises et des grands médias, il écrit : « Il est de notoriété publique que les méga-businessmen colombiens ont toujours été contre les réformes fiscales qui touchent leurs poches et affectent leurs abondants dividendes et leurs exonérations traditionnelles (…) Dans ce contexte, on peut affirmer que la proposition de réforme fiscale de 2021 a produit un sursaut social et que la proposition de réforme actuelle produit un sursaut des élites ». Il ajoute que ses « réflexions découlent de l’analyse des données officielles (…), de l’inquiétude face à la désinformation diffusée par de nombreux médias et secteurs politiques et économiques, et de la tristesse de voir que le pays peut continuer à générer des richesses uniquement pour les grands hommes d’affaires, les banquiers, les propriétaires fonciers et autres riches ». Il montre les bénéfices gigantesques des plus grandes entreprises du pays, la valeur des actifs entre les mains du système financier et la concentration des terres. « En Colombie, le résultat est dramatique : 1% des plus grandes exploitations occupent 81% des terres, alors que 99% n’en occupent que 19% (…). La Colombie est un pays de propriétaires terriens ».

Mgr Barreto lance un appel aux hommes d’affaires : « Ce que l’on attend des hommes d’affaires colombiens, c’est qu’ils ressemblent aux hommes d’affaires d’Europe et des États-Unis, où il existe une solidarité avec les citoyens et où ils ont contribué à construire des sociétés où règne le bien-être pour tous ».

La « Pastorale pour la paix et la réconciliation ». Cette réponse proactive de l’Église aux questions reçues est approuvée par le document « Orientations de la Conférence épiscopale de Colombie. Vers une Pastorale pour la paix et la réconciliation »[vi], qui constitue sans aucun doute un jalon historique.

Dans ce document, les évêques, citant souvent le pape François, affirment que, premièrement, le néolibéralisme est la cause fondamentale de l’appauvrissement d’une grande partie de la population et préconisent la construction de nouveaux modèles économiques de développement durable. Deuxièmement, ils réaffirment l’option non-violente, le rejet de la guerre et de l’utilisation des armes pour résoudre les conflits. Troisièmement, ils se réfèrent au changement climatique dans son lien avec le problème social et la réalisation de la paix.

La pertinence intra-ecclésiale du document découle de sa vision critique de la réalité, qui a de profondes implications pour la foi : il faut « une plus grande attention à l’analyse des réalités politiques et sociales (…) favorisant le sens de (…) l’engagement des baptisés dans la construction de la justice et de la paix, en évitant une foi spiritualiste et désincarnée ». Dans le document, l’objectif du « plaidoyer » et la nécessité d’une « articulation avec d’autres secteurs » sont explicites et pertinents. Il considère la corruption comme un « lourd fardeau » pour les citoyens et appelle à la défaite de « la politique politicienne et de la domination des élites mafieuses et corrompues ». Après avoir décrit la situation de pauvreté et de misère d’une grande partie de la population, les évêques reconnaissent que « la justice pour les petits est un besoin qui interpelle notre conscience ecclésiale ». L’évaluation générale du document sur la mise en œuvre de l’accord de paix avec les FARC-EP et son insistance sur le fait que « la résolution des questions discutées en relation avec la terre est un impératif pour parvenir à la paix » constituent également une approbation de la politique de paix totale.

L’affinité de Gustavo Petro avec le pape François. Il est révélateur du projet de Petro qu’en 2018, dans son discours reconnaissant sa défaite, il ait déclaré : « Si la Colombie avait fait le pas du changement (…) Nous aurions posé les bases proposées par le pape François pour sauver la planète (…) On attendait de la Colombie qu’elle fasse ce pas de libération ». Quatre ans plus tard, le pays a franchi le pas et l’a élu président avec trois millions de voix de plus qu’en 2018. En effet, des analystes indépendants, des politiciens et une partie de l’opinion publique ont souligné les nombreuses similitudes entre le discours de Gustavo Petro et celui du pape François : sur les questions économiques et environnementales, dans leur relation avec les mouvements populaires et « le peuple », dans leur soutien aux accords de paix, et dans leur insistance sur la terre pour les paysans, dans leur attention à l’Amazonie et à la question ethnique, entre autres.  Le pape François a reçu Gustavo Petro en audience privée lorsqu’il était candidat et a récemment reçu son épouse, Verónica Alcocer.

Conclusion. À mon avis, les réalisations et les plans du gouvernement appuient de nombreux points forts de la « Pastorale pour la paix et la réconciliation » et, de son côté, cette pastorale renforce les meilleures politiques gouvernementales. Il est clair que « l’Église colombienne renouvelle son option pour la paix de manière décisive et audacieuse » et que ce renouvellement est une action de l’Esprit qui souffle aussi sur le monde.

José Fabio Naranjo

1er février 2023

Traduit de l’espagnol par Annie Josse (SNMM)

[i] León Valencia le dit dans un tweet du 31 décembre : « Avec des amis, nous avons l’habitude, à la veille de la nouvelle année, de déposer dans une boîte un mot qui définit ce que nous ressentons. En ouvrant la boîte à la fin 2020, la plupart avaient écrit « peur », en 2021 ils avaient écrit « incertitude » et à la fin de 2022 « espoir ».

[ii] Armée de Libération Nationale, deuxième groupe de rebelles après les FARC.

[iii] Composée du vice-président de la CEC, de Mgr Darío Monsalve, connu pour son engagement pour la paix et sa voix critique, et du représentant des relations Église-État.

[iv] Ces dialogues directs avec les communautés sur le terrain ont permis de prendre note de besoins urgents et d’autres qui requièrent une solution à moyen et long terme, ainsi que de prendre note des agressions commises par les groupes armés illégaux, incluant l’ELN qui comptait des membres dans la délégation. La conférence épiscopale soumettra un rapport de cette visite.

[v] https://www.cec.org.co/sistema-informativo/opinion/el-estallido-de-las-elites

[vi] Présenté au 9e Congrès National de Réconciliation (Bogota, 22-24 novembre 2022)

 

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