Le regard du théologien Rodolfo Ascanio Merchán sur l’Amérique latine

théologien Rodolfo Ascanio Merchán

Depuis plusieurs années, nous constatons une forte dégradation en Amérique Latine : l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, la montée du populisme, l’affaiblissement de la démocratie, la répression de certains gouvernements envers l’Église. Afin de mieux comprendre les causes  profondes de cette situation, nous avons interviewé Rodolfo Ascanio Merchán, théologien, laïc, membre du réseau Amerindia et professeur à l’Université José Simeón Cañas (UCA) au San Salvador.

VOIR : Description de la situation en Amérique centrale : que se passe-t-il ?

Nous vivons un moment historique très complexe : la techno-science nous a conduits à de nouveaux mouvements sociaux et culturels, dans lesquels l’Église n’a pas été impliquée, elle est très en retard en termes d’analyse de la réalité, c’est pourquoi nous sommes confrontés à une Église silencieuse face aux problèmes sociaux que nous vivons. On voit bien qu’il y a plusieurs poches de résistance, c’est « normal » ce qui se passe face aux changements. Le discours « anticommuniste » des années 80 et 90 est un discours inefficace. La gauche a adopté de nombreuses positions qui sont bien différentes dans chaque pays (Cuba, Colombie, Brésil ; Chili). En Amérique centrale, nous vivons une situation particulièrement difficile avec de gouvernements qui affaiblissent la démocratie (Guatemala), ou bien, qui sont répressifs (Nicaragua). La gauche a joué un rôle important en marquant le récit anticommuniste qui a été mis en avant après la chute du mur de Berlin mais le capitalisme y résiste. Le capitalisme tel que nous le connaissions il y a quelques années n’est plus le même qu’aujourd’hui. Le capitalisme est beaucoup plus vorace, il s’est transformé. Par exemple, nous avions l’habitude de dire : « le capitalisme peut être contré par de bonnes politiques publiques, par la démocratie, par un bon système judiciaire ». Mais aujourd’hui, nous voyons qu’il est possible d’avoir des présidents qui ne sont pas des politiciens mais des hommes d’affaires, ce qui signifie que la politique n’a plus de contrôle sur l’économie. En revanche, c’est l’économie qui contrôle aujourd’hui la politique, elle gère également les intérêts judiciaires et de ce fait, tout une structure qui mène des politiques contre la gauche latino-américaine. Nous ne pouvons pas oublier que Lula a été emprisonné pendant longtemps à cause de ce type de manœuvre, ni l’Argentine avec l’arrivé de Milei, ni le Guatemala avec Arévalo. Tout cela a la même racine : le populisme donne des recettes faciles pour des problèmes difficiles. Par exemple, Bukele au Salvador, qui donne une solution rapide et efficace : nous allons mettre fin aux maras en créant une méga-prison, dans cette solution il n’y a pas de planification, nous ne connaissons pas les processus économiques, politiques ou sociaux. Le manque de transparence de tous les gouvernements d’Amérique centrale fait que les gens ne s’interrogent pas sur ce que nous voulons et que nous nous concentrons sur la phrase « la fin justifie les moyens » dans tous les styles. Par exemple : nous devons en finir avec les maras, quel que soit le nombre d’innocents qui tombent. Ce langage donne une fausse réalité, parce que nous voulons combattre les conséquences mais pas la cause, nous voulons voir des solutions mais sans comprendre d’où viennent les problèmes, les causes restent les mêmes : la corruption, le manque de travail. Nous avons peur des causes parce que nous y tombons tous. Du côté de l’Église, nous réalisons seulement maintenant que nous devons décoloniser la culture, la pensée, avoir des pratiques libératrices parce que nous avons encore de nombreuses pratiques colonisatrices qui génèrent l’oppression et des structures de mort.

En tant que chrétiens, nous sommes appelés à transformer la réalité à partir de la base, à partir des classes populaires, ensemble et en marchant en tant l’église, avec le clergé

AGIR : Que fait l’Église, que propose-t-elle, quelles sont les possibilités de sortir de cette crise, que pouvons-nous faire ? Et que sommes-nous appelés à faire en tant qu’Église universelle ?

En tant que laïc et théologien, je m’inscris dans la lignée de la théologie de la libération. J’ai grandi en lissant les ouvrages de Leonardo Boff, Gustavo Gutiérrez, Jon Sobrino, Ignacio Ellacuría, mais ce sont tous des prêtres. Certains d’entre nous, laïcs, avons appris à faire de la théologie, parfois considérés comme des chrétiens de second ordre, et c’est là que l’Église doit apprendre à se décléricaliser, car le cléricalisme est un problème très important pour l’Église catholique, car il ne permet pas au peuple de Dieu de marcher, et nous sommes une Église, le peuple de Dieu, ce qui signifie qu’en tant que baptisés, nous sommes tous responsables. Nous disons parfois que l’Église ne devrait pas faire de politique, mais la politique ne devrait pas utiliser le symbolisme religieux et c’est ce que nous voyons dans différents discours. En tant que chrétiens, nous sommes appelés à transformer la réalité à partir de la base, à partir des classes populaires, ensemble et en marchant en tant l’église, avec le clergé. Le clergé doit aller de pair avec nous tous. Nous devons changer les logiques parce que cela me rend, en tant que laïc, responsable de la transformation de la réalité, avec d’autres, et ne pas laisser cette tâche à l’évêque du moment, au prêtre ou à la religieuse du moment, avec tout le respect que nous avons pour eux. Aujourd’hui, nous sommes appelés à voir qui sont les pauvres : les victimes de la traite, les Afro-descendants, les migrants, les minorités, entre autres. De ce fait, ce n’est plus « la » théologie de la libération, mais « des  théologies contextuelles » et pour faire ces nouvelles théologies, nous devons apprendre à actualiser le message de ces grands patriarches et matriarches théologiens latino-américains qui nous ont marqué et qui l’ont très bien fait. Nous devons les relire pour comprendre où nous devons aller, mais le défi reste d’en actualiser leur message aujourd’hui. Par exemple, le cas du Nicaragua : l’Église du Nicaragua est aujourd’hui persécutée et opprimée par le pouvoir de ceux qui ont participé à la révolution, il ne faut pas idolâtrer les gens. L’héritage ne doit pas être constitué de musées statiques, mais de ce qui nous pousse à marcher. C’est le grand rôle de l’Église latino-américaine et des laïcs, et chaque chrétien qui se sent appelé à suivre Jésus doit actualiser le message dans son contexte, dans son expérience et avec sa propre voix. Nous ne pouvons pas continuer à parler comme dans les années 70, mais nous avons besoin de théologies libératrices. Comment nous faisons vivre une tradition et comment nous sommes tous responsables, qui sont les minorités, qui sont les pauvres d’aujourd’hui. Un autre exemple de comment le populisme est montée en Amérique Latine est le résultat des moyens de communication d’aujourd’hui, notamment à travers les slogans faciles, et le fait que les médias nous empêchent de réfléchir. Aujourd’hui, nous trouvons des pseudo-politologues sur YouTube, Facebook, Tik Tok, Instagram. Pourquoi le discours populiste est-il si efficace ? Ce n’est pas à cause de ce qu’il dit, c’est à cause du nombre de fois où il est répété parce que même s’il ne dit rien ou est un mensonge, un mensonge dit plus de mille fois devient une pseudo-vérité. Nous avons perdu la capacité de critiquer la réalité. À quoi notre Église locale en Amérique Latine et notre Église universelle sont-elles appelées, que pouvons-nous faire ensemble ? Avec l’église locale, nous devons continuer à écouter et à organiser la base, comme l’a dit Víctor Codina, « l’Esprit souffle à partir du bas », parce que ce sont les gens qui nous donnent de l’espoir, les gens qui manifestent, qui s’organisent eux-mêmes. C’est cette base qu’il faut continuer à former et à renforcer, transformer les élites est très difficile, il faut revenir au travail d’en bas et surtout garder l’espoir. Ce mot est nécessaire face à tant d’espoir, comment maintenir l’espoir malgré le mal structurel, le péché social, la structure qui nous écrase ? Cet espoir, nous le trouvons dans la base, chez les jeunes, dans les communautés qui se rencontrent et se forment, pour vraiment générer une transformation. Il est essentiel de miser sur les organisations sociales populaires, ce que le pape François ne cesse de répéter, parce qu’elles sont la réponse aux problèmes sociaux d’aujourd’hui et qu’il appartient à l’Église d’accompagner, de ne pas obscurcir, de ne pas opprimer avec du cléricalisme et des homélies qui ne disent rien. Je pense qu’au niveau local, c’est un peu plus simple et qu’au niveau international, c’est beaucoup plus complexe, mais nous devons avoir un rôle fondamental, celui d’être les microphones de Dieu, c’est de donner une voix aux sans-voix, ce n’est plus d’être la voix des sans-voix. À un moment de notre histoire, pendant les dictatures, c’était fondamental parce que les gens ne pouvaient pas parler, mais aujourd’hui, cela signifie redonner une voix à ceux qui n’ont pas été entendus : aux minorités, aux paysans, aux femmes victimes de la traite des êtres humains, aux migrants. La théologie doit apprendre à écouter et nous, chrétiens, devons apprendre à écouter parce que le discours est facile, parler des pauvres est très facile, mais être avec les pauvres et s’asseoir à la table avec les pauvres est très difficile. Par exemple, les théologiens qui parlent de l’Amérique-Laine sans jamais y avoir mis les pieds. Ils ne connaissent pas la réalité, il est très facile de lire des livres, mais lorsqu’ils ne partent pas de la réalité d’ici, nous ne sommes pas honnêtes avec le réel. Cela signifie qu’il faut regarder les victimes dans les yeux et comprendre leur souffrance, sans parler à leur place, mais en s’asseyant et en écoutant toutes les victimes. C’est aussi voir la réalité avec espoir, parce que si on voit la réalité sans espoir, il vaut mieux partir. L’espérance est ce qui nous permet d’attendre Dieu, mais avec une attente active : en marchant, en construisant, dans la joie.

Mural de la Catedral de la Prelatura de São Félix do Araguaia

 

CÉLÉBRER : des raisons d’espérer

Pourquoi les habitants des régions les plus pauvres continuent-ils à faire la fête ? Parce que nous savons qu’en dépit du mal et de la souffrance, Dieu marche avec nous. Et c’est ce que nous devons sauver, les voix de la joie malgré la tristesse. Nous devons sauver l’espoir malgré le mal. C’est fondamental, c’est ce que nous traduisons par cette expression de « bien-vivre », de « vie savoureuse » et cela signifie savoir vivre avec dignité, garder la tête haute malgré les coups, parce que la dignité doit devenir une habitude. Mais c’est une lutte, ce n’est pas quelque chose que nous vivons, c’est quelque chose que nous construisons : la danse, le chant, la nourriture partagée sont fondamentaux parce qu’ils nous maintiennent fermes dans la résistance et la nourriture partagée est la meilleure parce qu’elle nous rend frères, c’est la fraternité, c’est apprendre à vivre ensemble comme des frères, et cela inclut les victimes et les victimaires, c’est aimer nos ennemis sans les justifier et leur rendre leur dignité parce qu’ils sont aussi victimes d’une structure injuste, nous devons revenir aux racines. Pour moi, tout est dit dans une phrase que j’aime beaucoup, nous la trouvons dans l’Évangile de Matthieu 25, 40 : c’est la synthèse de la praxis chrétienne, cette phrase est fondamentale, quand quelqu’un demande où trouver Dieu, la réponse est là, dans nos frères et sœurs qui souffrent, dans les petits.

Propos recueillis par Marcela Villalobos Cid

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Cette interview est aussi à retrouver dans le dernier numéro de Courrier Mission et migrations « La mission universelle ».

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