L’Évangile de la révolution (ou une mémoire latino-américaine pour les défis d’aujourd’hui)

Avec L’Évangile de la révolution, le réalisateur François-Xavier Drouet explore la mémoire vivante de la théologie de la libération en Amérique latine.
La mort sur la croix s’explique par la pratique du Nazaréen…
avec Jésus notre place n’est pas le passé révolu,
mais l’avenir inédit.
Carlos Bravo Gallardo, sj, Jésus homme en conflit [1]
Le son d’une guitare ouvre le documentaire, nous conduisant sur une route enveloppée de brume dans un coin de l’Amérique latine. Au rythme de ces cordes, nous entendons la voix du cinéaste français François-Xavier Drouet :
« Je suis de ces nombreux baptisés qui ont cessé de croire en Dieu à l’âge adulte. J’ai troqué la foi chrétienne pour l’espoir d’un changement politique radical, le rêve d’une société de justice et d’égalité. Je me suis passionné pour l’Amérique latine et son histoire tragique de révolution empêchée. Je parcours depuis ce continent… Je cherche les traces du souffle révolutionnaire à la rencontre de celles et ceux qui ont lutté pour l’avènement du Royaume sur la terre plutôt qu’au ciel… »
C’est ainsi que commence L’évangile de la révolution.
À travers des images d’archives inédites, des entretiens avec ceux qui sont encore en vie et les souvenirs de ceux qui nous ont quittés, Drouet nous plonge au cœur de la théologie de la libération. Le voyage traverse le Salvador, le Brésil, le Nicaragua et le Mexique, des territoires où des prêtres, des religieux, des religieuses, des laïcs et des laïques ont incarné une foi politique au sens le plus profond : une foi engagée dans la vie, la justice et l’espoir des peuples. Chaque chapitre consacré à un pays s’accompagne d’un verset de l’Évangile.
Car la théologie de la libération n’est pas une théorie abstraite : c’est une spiritualité incarnée. Comme l’Évangile lui-même, ce n’est pas une lettre morte, mais la Parole faite chair. Tout au long du documentaire, on nous rappelle à maintes reprises que choisir l’option pour les pauvres n’est pas un geste pieux, mais une décision libératrice qui transforme celui qui l’assume. Comme le disait Frei Betto il y a plus de 20 ans : « Je préfère prendre le risque de me tromper avec les pauvres… plutôt que de prétendre avoir raison sans eux ».[2]
À travers tant de voix, le film nous pose des questions brûlantes qui restent terriblement d’actualité :
- Comment regarder l’oppression sans nous anesthésier ?
- Comment écouter le cri des pauvres sans faire taire notre conscience ?
- Comment tenir bon au milieu de tant de morts, d’exils et de répression ?
En Amérique latine, ces questions ont donné naissance à des communautés ecclésiales de base, à des projets d’éducation populaire, à des espaces de résistance festive. C’est pourquoi leurs protagonistes ont été qualifiés de « subversifs » ou de « casseurs » : parce qu’ils ont osé déranger le pouvoir.
Aujourd’hui, en Europe, ces mêmes questions résonnent face à d’autres réalités : les frontières devenues tombes pour des milliers de migrants, les camps de réfugiés aux portes du continent, la guerre exterminatrice, la dévastation écologique qui nous rappelle que la terre crie aussi, la précarité que connaissent tant de jeunes en quête de sens et d’un endroit où vivre.
Se pourrait-il que la théologie de la libération, loin d’être un chapitre clos de l’histoire latino-américaine, reste essentielle pour lire de manière critique notre présent européen et celui de tant d’autres endroits ?
Le film est également un exercice de mémoire historique qui fait mal et qui inspire. Et la mémoire, au sens biblique, n’est pas un simple souvenir : c’est une actualisation qui engage.
Se souvenir des martyrs, des communautés persécutées, des couvents transformés en refuges, cela fait mal : cela nous confronte au sang versé, à la croix partagée. Mais cela inspire aussi : cela montre comment l’Église, lorsqu’elle se laisse toucher par l’Évangile, peut devenir un hôpital de campagne, un lieu d’accueil, un moteur d’organisation populaire.
Ce même défi se pose aujourd’hui à nos communautés européennes : serons-nous capables d’ouvrir des paroisses et des maisons religieuses comme refuge pour ceux qui migrent, pour ceux qui ne trouvent pas de foyer ? Pourrons-nous faire de nos communautés des lieux de guérison face à l’individualisme, d’organisation face à la résignation, d’espoir face à la peur ?
Si L’Évangile de la révolution commence par les accords délicats d’une guitare, il se termine par une samba de carnaval qui danse la foi et chante la vie dans la favela de Mangueira. La tranquillité de la guitare et la fougue de la samba nous rappellent que la libération n’est pas seulement un combat, mais aussi une fête, car l’espoir a besoin de joie partagée au milieu de la rue.
Lorsque j’ai assisté à la première du film l’année dernière, j’en suis sortie profondément émue. Cela m’a fait revivre des expériences dans des communautés paysannes, rurales et indigènes ; je me suis reconnue dans les sentiers du Chiapas que j’ai parcourus en bottes et où j’ai entendu la cacophonie des chachalacas[3] et du saraguato[4], où, à la fin de la journée, nos frères et sœurs indigènes tojolabales[5] de la montagne nous attendaient, nous accueillaient pour manger et célébrer la Parole, la tortilla sur la table, le pain à la messe. J’ai vibré en écoutant les chants de la messe paysanne nicaraguayenne, apprise grâce aux frères maristes qui ont misé sur la pastorale des jeunes et le volontariat des « jeunes au service », ainsi qu’à l’accompagnement des jésuites qui ont animé pendant tant d’années la rencontre FeyJus (Foi et Justice) au Mexique. Et quelque chose a remué en moi en voyant les visages sereins, les voix harmonieuses et les cheveux blancs de Leonardo Boff, María Vigil, Joel Padrón, Dolores Palencia et tant d’autres.
Ce souvenir personnel m’a fait comprendre que le documentaire ne parle pas seulement de « ce qui s’est passé là-bas », mais aussi de « ce qui nous concerne ici et maintenant ».
Aujourd’hui, près d’un an plus tard, le documentaire sort dans les salles françaises. Et je souhaite que ceux qui le verront découvrent la richesse de la théologie de la libération : un héritage ouvert qui continue de nous interpeller et qui nous invite à garder les pieds sur terre et les yeux tournés vers le Royaume.
Car ce monde, brisé et déchiré, a toujours besoin de femmes et d’hommes capables de miser sur un projet de fraternité, de sororité, de justice, d’espoir. Et au milieu de tant d’incertitudes, nombreux sont ceux qui, comme à l’époque, cherchent un moyen de conjuguer foi et justice, spiritualité et engagement, utopie et réalité.
C’est pourquoi, aujourd’hui, nous pourrions dire sous forme de litanie :
Monseigneur Óscar Arnulfo Romero, Sergio Méndez Arceo, Tatik Samuel Ruiz ; Dom Pedro Casaldáliga, Hélder Câmara : marchez avec nous.
Ita Ford, Dorothy Kazel, Maura Clarke, Jean Donovan ; martyrs de l’UCA : encouragez nos peuples.
Femmes et hommes de bonne volonté, engagés dans le message de Jésus : inspirez nos pas.
L’Évangile de la révolution n’est pas seulement un film sur le passé : c’est un miroir qui nous interroge sur notre présent et nous invite à imaginer des futurs différents. En Amérique latine et en Europe, le même appel résonne : où plaçons-nous aujourd’hui notre amour, au-delà des mots ?
Marcela Villalobos Cid
[1] Jesús hombre en conflicto, Carlos BRAVO GALLARDO, sj, Centro de Reflexión Teológica, A.C., Universidad Iberoamerica, México, 1996, página 242.
[2] Dez conselhos para os militantes de esquerda, Frei Betto, Agenda Latinoamericana Mundial, 2002.
[3] Oiseau originaire du Mexique, leur nom provient du brouhaha qui émet à l’aube et au moment du vol
[4] Singe hurleur originaire du Mexique
[5] Groupe indigène au Chiapas, Mexique
en images
Photo 1 : Coopérative des femmes, Ejido Emiliano Zapata, municipalité autonome San Manuel, Ocosingo, Chiapas, Mexique, 2002. Copyright : Marcela Villalobos Cid
Photo 2 : église, Ejido Emiliano Zapata, municipalité autonome San Manuel, Ocosingo, Chiapas, Mexique, 2002. Copyright : Marcela Villalobos Cid
Photo 3 : Fresque des martyres, fresques de la libération, prelature de São Félix do Araguaia, Mato Grasso, Brésil. Copyright : Maximino Cerezo Barredo







