Choses vues et entendues en Indonésie
A. Sondag s’est rendu en Indonésie fin octobre 2015. Voici deux petits tableaux impressionnistes de choses vues et entendues en Indonésie… Qui donnent une ouverture sur la situation politique et religieuse du pays.
Séquence 1
L’Indonésie est le quatrième pays le plus peuplé au monde, avec 250 millions d’habitants, 17 000 îles pour l’archipel, et la plus grande population musulmane, environ 85% de sa population.
Mon amie Widiana n’a pas trente ans, elle travaille depuis quelques années, actuellement dans une agence parapublique à Jakarta. Elle est catholique de par sa famille. Il va sans dire que la grande majorité de ses collègues sont musulmans, puisque le pays est musulman à plus de 80%.
Les heures de travail sont, dans son administration, de 8h à 17h, avec une pause d’une heure le midi. Sauf le vendredi où la pause est d’une heure trente, car vendredi midi, c’est le temps de la prière pour les musulmans. Les collègues musulmans se rendent à la petite mosquée qui se trouve derrière son immeuble de bureaux. En fait, il n’y a que les hommes qui se rendent à la prière, les femmes mettent cette pause prolongée à profit pour faire du shopping dans l’un des centres commerciaux alentours, ou prennent un repas prolongé par petits groupes d’amies.
Les chrétiens, toutes dénominations confondues, se réunissent le vendredi midi dans l’une des salles de réunion de l’agence pour une prière qu’ils ont appelée Ekumene. Ils chantent, prient, lisent un passage de la Bible, invitent parfois un pasteur de l’une des Églises qui commente le texte à l’aide d’un powerpoint (« ce doit être un prêtre protestant et pas un catholique, car les catholiques ne sont pas si modernes »). La prière dure une heure. Son administration compte environ 700 salariés, et ce sont trente chrétiens qui se réunissent ainsi régulièrement le vendredi. Après la prière, il faut prendre le repas en trente minutes, on n’a plus le temps de sortir, donc on mange sur place. A partir de petites choses achetées à l’avance par certains participants, plutôt certaines, qui ont collecté l’argent à l’avance.
On mange rapidement pour ne pas être en retard au travail. Il ne faut pas susciter de commentaires négatifs de la part des collègues, « nous sommes conscients que nous sommes une minorité ».
Widiana trouve cette prière très positive. Cette rencontre du vendredi lui a permis de s’intégrer rapidement, et c’est le cas de tous les nouveaux de l’agence. On rencontre aussi le vendredi des gens de tous niveaux hiérarchiques, ce qui n’est pas le cas les jours ordinaires, où l’on ne voit que des gens de l’entourage immédiat, de même niveau ou du même âge. Cela permet de faire des connections. L’ambiance est très décontractée. La difficulté, c’est qu’il faut choisir entre participer à cette Ekumene ou faire du shopping dans le centre commercial voisin.
Séquence 2
Widiana est catholique et son ami qui travaille dans le « business » est musulman. Ils ne sont pas inquiets de la situation « religieuse » de l’Indonésie. Et ne croient pas à une radicalisation de l’islam indonésien. Derrière les conflits religieux, il y a toujours, disent-ils, des personnes qui alimentent les ressentiments et les oppositions. Il y a traditionnellement une rivalité entre Javanais et populations de Sumatra. On prétend que le conflit est religieux, cela mobilise les émotions. A vrai dire, Widiana n’est pas totalement d’accord et nuance le tableau : les extrémistes existent, mais ne sont pas aussi importants que ne le disent et ne le présentent les médias. Nizar, comme musulman, n’est pas d’accord avec « ces gens-là ». Il y a des extrémistes dans l’islam comme il y en a chez les chrétiens. Ce sont des petits groupes, ce sont « nos évangéliques » dit-il. Quels mots utilise-t-on pour les désigner ? Il n’y a pas de mot spécial. En anglais, on peut dire fondamentalistes, extrémistes, radicaux, violents… en langue indonésienne, il n’y a pas de mot spécial pour les désigner, sauf extrémistes peut-être. Il n’y a pas de terrorisme dans l’islam indonésien. S’il y a eu dans le passé quelques attentats, c’était le fait de personnes manipulées, disent-ils.
Tous deux sont confiants dans l’avenir du pays. Nizar dit que les Indonésiens savent vivre ensemble dans une pluralité de cultures et de religions. Widiana est plus inquiète : il y aura toujours des politiciens pour utiliser la religion comme source de conflit.
Nizar désapprouve les méthodes, et l’existence même, d’un groupe autoproclamé FPI : Front pour défendre l’islam. Il s’agit d’hommes habillés en « musulmans », de femmes avec un voile blanc, très reconnaissable. Ils se lancent dans des campagnes de « moralisation », détruisent des night-clubs, pourchassent ceux qui boivent de l’alcool… « Ce n’est pas une manière de défendre l’islam ».
Widiana a vécu trois ans en Papouasie occidentale, une province de l’Indonésie, avec une population de moins d’un million d’habitants, en majorité chrétiens, de type mélanésien, très reconnaissables physiquement car très différents des Javanais. Cette province est plus grande que la Belgique. Certains revendiquent l’indépendance de la Papouasie. Beaucoup protestent contre la politique officielle dite de transmigration qui consiste à installer dans cette province des gens de Java, île réputée surpeuplée. Le résultat est que les Papous risquent un jour de devenir minoritaires dans leur propre province. Widiana estime que les Indonésiens ne comprennent pas vraiment la situation dans cette province. Ils sont ébahis lorsqu’ils apprennent qu’elle a vécu là-bas durant trois ans, et la regardent comme si elle revenait de la jungle, en lui demandant si là-bas il y a l’électricité. Nizar n’a jamais été là-bas, ne voit pas l’intérêt d’y aller, « c’est loin, c’est loin de mes préoccupations ».
Nizar est confiant dans l’avenir de son pays. Ce pays est riche de ressources naturelles, c’est pourquoi beaucoup de compagnies étrangères viennent pour y investir. Le président Jokowi mène une politique d’ouverture pour ces capitaux étrangers. Peut-être un peu trop.
Widiana pense que la grande richesse du pays, ce sont ses populations. Les Javanais dominent le pays, avec leur langue, leur culture. Ce sera positif pour les autres groupes, les autres îles, les autres ethnies du pays. L’image du pays, comme une société souriante, ouverte, accueillante, multiculturelle et multi religieuse, est en fait liée à cette prédominance de Java. C’est bien ainsi.
La plus grande difficulté du pays, c’est la surpopulation pour Widiana. Et pour Nizar, c’est la situation économique, la faiblesse de la monnaie. Faire du business n’est pas simple dans ce pays.
Antoine Sondag
novembre 2015