Migrants : des clés pour comprendre !
Laurent Giovannoni est responsable du département Migrants/réfugiés au Secours Catholique. Il nous donne dans le texte ci-dessous quelques clés pour comprendre les derniers évènements concernant les migrants en France.
On trouvera d’autres informations sur le site du Secours Catholique. On y trouvera surtout des reportages sur les actions menées par le Secours Catholique pour accompagner les migrants sur leur chemin. Ce sont ces actions qui fondent la légitimité de l’organisation lorsqu’elle demande des modifications des politiques publiques sur le sujet des migrants et/ou des réfugiés.
Le Conseil Permanent de la Conférence des Évêques de France a publié ce 17 juin un communiqué sur le sujet des migrations.
Mgr L. Dognin, Président de la Commission Épiscopale de la Mission Universelle, Mgr J. Blaquart, Président du Conseil National de la Solidarité et Mgr R. de Dinechin, chargé des questions migratoires au sein de la CEF, ont publié un message à l’intention des catholiques de France, à publier le dimanche 21 juin dans les églises.
On trouve beaucoup d’informations, prises de position et éléments de réflexion sur le site du Service de la pastorale des migrants.
Pour ceux qui ont la chance de comprendre l’anglais, on lira des témoignages de migrants.
Pourquoi des ressortissants de Syrie, d’Erythrée, du Soudan, etc… veulent migrer vers l’Union Européenne, en prenant des risques extrêmes… La migration est vue ici du point de vue du migrant.
Antoine Sondag
18 juin 2015
Du métro La Chapelle à Calais, de Dublin à Lampedusa en passant par Nice, du prochain sommet européen avec les propositions de la Commission européenne : tenter de comprendre les phénomènes, les enjeux, et notre propre analyse et plaidoyer. Un « questions – réponses » pour éclairer le contexte.
Depuis quelques temps, les pouvoirs publics semblent débordés par l’afflux de migrants, à Calais, à Nice, à Paris. Et même l’Europe avec les milliers de personnes traversant la méditerranée. Qu’en est-il vraiment ?
Il y a une augmentation réelle du nombre d’exilés qui tentent de rejoindre l’Europe en traversant la méditerranée, c’est vrai. Mais il faut raison garder : il s’agit d’une augmentation de quelques dizaines de milliers de personnes – peut-être 200 000 ou 300 000 sur une année – qui arrivent principalement via la Grèce et surtout l’Italie. Qu’est-ce au regard des 500 millions d’habitants de l’Union Européenne, première puissance économique mondiale ? Le Liban, la Jordanie et la Turquie, à eux seuls, accueillent plus de 3,5 millions de réfugiés syriens. L’Union Européenne est tout sauf débordée, bien au contraire. On peut même dire qu’elle est loin de « prendre sa part » dans l’accueil des réfugiés, très loin ! La médiatisation et les images très « évènementielles » perturbent notre vision en donnant l’illusion d’une arrivée massive. Sachons résister à ce prisme déformant des images qui cherchent le sensationnel.
Comment expliquer cette évacuation brutale des migrants à Paris, au métro la Chapelle et devant la Halle Pajol ?
Depuis des mois, quelques centaines d’exilés ont établi un campement sous le métro La Chapelle. D’autres sont à la Gare d’Austerlitz (et y sont toujours à ce jour). Il s’agit bien d’exilés, comme à Calais : ce sont des personnes ayant fui la guerre et les conflits, principalement de la Corne de l’Afrique (Soudan, Erythrée, etc.), qui ont pris tous les risques pour traverser la Méditerranée et arriver en Italie. Ils se dispersent ensuite en Europe pour tenter de trouver un accueil et une protection, rejoindre l’Allemagne, l’Angleterre, la France ou un autre pays de l’UE. Dans leurs parcours, ils sont bloqués dans quelques goulots d’étranglement avant de savoir où se fixer et demander l’asile : c’est le phénomène Calais. Les campements à la Chapelle ou à Austerlitz sont une extension de ce phénomène.
Alors pourquoi cette évacuation à la Chapelle ?
Les pouvoirs publics – et la Mairie de Paris – voulaient résorber un campement où les conditions sanitaires étaient déplorables et éviter que se développe en plein Paris, et en un même lieu, une concentration d’exilés comme à Calais. Le projet d’une dispersion des personnes dans des lieux d’hébergement divers n’était pas mal intentionné, mais il a été manifestement mal préparé, car bâti sur une mauvaise analyse. Les pouvoirs publics – ainsi d’ailleurs que les opérateurs qui ont participé à la démarche – ont conçu l’action sur l’idée binaire selon laquelle il y avait parmi ces exilés d’un côté des demandeurs d’asile auxquels il faut proposer un hébergement durable, et de l’autre des « sans-papiers » auxquels on propose quelques nuits en hébergement d’urgence sans aucune solution ni accompagnement postérieurs. Or cette vision ne correspond pas à la réalité, elle « tombe à côté de la plaque », car l’immense majorité de ces exilés se savent pas encore où ils veulent demander l’asile : ils sont perdus, mal informés, ne comprennent rien ni aux procédures françaises, ni aux règles européennes, ils n’ont donc pas les moyens d’anticiper et de comprendre les conséquences de leur décision, ou non, de demander l’asile ici plutôt que dans un autre pays. Après la première opération de « dispersion – relogement », la plupart des exilés de la Chapelle se sont donc retrouvés à la rue au bout de deux jours, et ils sont revenus au point de départ. Opération « ratée » : la préfecture de police de Paris a eu alors recours à la brutalité policière pour empêcher que se reconstitue le campement, et elle s’est « pris les pieds dans le tapis » en provoquant des réactions indignées – à juste titre – et une instrumentalisation politique de tous côtés dont les exilés auraient pu se passer…
La presse notamment a fait resurgir le spectre des « sans-papiers de St Bernard » :
Mais cela n’a rien à voir ! Le seul point commun est le lieu géographique : métro la Chapelle, quartier St Bernard, Halle Pajol. En cela, le recours à la force brutale pour l’évacuation à Pajol était non seulement condamnable et inutile, mais en ce lieu symboliquement très « chargé », c’est une bévue et une maladresse politique dont le ministère de l’Intérieur doit se mordre les doigts.
Sur le fond, cela n’a rien à voir. A St Bernard, en 1996, il s’agissait d’un groupe de sans-papiers maliens et sénégalais qui luttaient depuis des mois pour demander un droit au séjour et au travail en France. Après des mois de discussion avec le ministère, après des semaines de médiation conduites par un « collège de médiateurs » – dont faisaient partie le directeur de la pastorale des Migrants, Stéphane Hessel, Paul Ricoeur, Ariane Mnouchkine, etc -, le Gouvernement de l’époque avait rejeté toute solution globale négociée. Je revois encore Stéphane Hessel nous dire à quelques-uns qu’il s’était « fait rouler dans la farine » par les conseillers du ministre. La réaction des « sans-papiers » fut bien évidemment celle du désespoir : une grève de la faim qui s’est terminée comme on le sait, et qui a marqué l’imaginaire collectif.
Aujourd’hui, il s’agit d’exilés, de personnes qui relèvent tous d’un besoin de protection au titre de l’asile. Et le Gouvernement n’est pas du tout opposé à leur offrir une protection, bien au contraire, mais il est face à plusieurs questions objectivement difficiles à régler d’un coup, d’où les maladresses, et parfois les actions brutales qu’il convient de condamner. Mais on ne peut pas reprocher au ministère de l’Intérieur, à l’OFPRA ou à l’OFII de refuser d’apporter des solutions dignes et protectrices, ce serait faire un mauvais procès.
Quelles sont alors les difficultés qui compliquent la tâche des pouvoirs publics ? Quelles seraient les pistes ou les propositions à promouvoir ?
J’en vois trois, de nature différente :
La première est l’erreur d’analyse que j’évoquais à l’instant. On se trompe à vouloir classer ou pousser les exilés à se dire d’emblée « demandeurs d’asile ou non demandeurs d’asile » , alors qu’ils sont perdus dans le dédale des procédures et des informations, et préoccupés d’abord par leur survie quotidienne et leurs besoins primaires (dormir à l’abri, manger, se laver, se vêtir). L’un des principaux enseignements de notre présence auprès des exilés à Calais – voir l’excellent rapport que la délégation du Pas-de-Calais a rédigé à partir du recueil de la parole des exilés – nous a fait prendre conscience de cela : il faut d’abord permettre aux exilés de se poser, de se rétablir, d’être à l’abri même de façon sommaire, de pouvoir être en sécurité dans un lieu où leurs besoins vitaux sont assurés. Alors, et alors seulement, ils sont en mesure de recevoir, dans un lien de confiance, toutes les informations et explications que nous pouvons leur apporter pour qu’ils puissent prendre une décision et entreprendre des démarches. Si l’on court-circuite cette étape, on rate l’essentiel. C’est pourquoi la création de lieu d’accueil provisoire – des centres de mise à l’abri – est une nécessité que nous défendons. Nous savons que la mission ministérielle conduite par Jérôme Vignon et Jean Aribaud – qui rendront fin juin leur rapport à Bernard Cazeneuve – a repris cette idée à son compte. C’est d’ailleurs en écho à cela que la maire de Paris, Anne Hidalgo, vient mercredi dernier elle aussi de proposer la création d’un tel centre à Paris. Nous avons immédiatement fait savoir au ministère de l’Intérieur qu’il fallait creuser et tenter cette piste : non pas celle d’un centre de mise à l’abri, mais sans doute de plusieurs, de taille humaine, en divers lieux (Calaisis, région parisienne, frontière italienne). Nous espérons, avec nos partenaires associatifs, pouvoir en discuter rapidement avec le ministre auquel nous avons adressé une demande de rendez-vous.
Et les deux autres difficultés ?
La seconde difficulté a trait à la crise du dispositif d’hébergement. L’hébergement d’urgence – le – 115 – est saturé depuis des années, en partie à cause de l’embolisation du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile. Le manque de places est effectivement une partie du problème. Mais il est dû aussi au dysfonctionnement global de la procédure d’accueil des demandeurs d’asile. Une réforme de l’asile est en cours, qui devrait fluidifier un peu les choses. Elle va dans le bon sens, même si à mon sens on peut lui faire deux reproches principaux. Premier regret : le Gouvernement a trop tardé en la matière. La crise était déjà criante en 2011 – 2012. Or il a mis 18 mois avant d’engager le processus de concertation et commencer les travaux préparatoires à la réforme de l’asile. Début juin 2015, le projet de loi n’est toujours pas définitif, et certains arbitrages sur les mesures d’application ne sont pas encore faits. Second regret sur le fond ; la nouvelle réforme n’a pas osé aller assez loin en terme de simplification. Plutôt que de maintenir encore une procédure avec premier accueil, puis préfecture, puis ensuite seulement examen du besoin de protection par l’OFPRA, nous étions nombreux à proposer que l’OFPRA – seul compétent pour apporter une protection aux réfugiés – soit placé en première ligne, c’est-à-dire que les demandeurs d’asile soient reçus d’emblée par un officier de protection de l’OFPRA. Cette évolution était sans doute plus lourde à mettre en œuvre, mais elle aurait permis de fluidifier l’ensemble, d’offrir sans délai une protection à ceux qui en ont besoin, d’écarter rapidement les demandes manifestement infondées, et de prendre le temps de l’examen pour les demandes plus complexes. Cela aurait aussi permis de libérer une bonne partie des places d’hébergement d’urgence actuellement occupées par des gens qui attendent, qui attendent, comme Godot, qu’enfin la préfecture veuille bien les convoquer pour les enregistrer et leur donner le dossier de demande d’asile… A Paris, actuellement, il faut attendre encore 3 mois !
Et les débats européens ?
C’est effectivement le troisième niveau des questions à résoudre, et ce n’est pas le moindre !
Après les drames en méditerranée, la Commission européenne a élaboré un plan d’ensemble qu’elle propose aux États de l’Union. Ce sera l’un des sujets importants au menu du sommet européen des 25 et 26 juin. La Commission européenne propose notamment une « relocalisation » de 40 000 exilés arrivés en l’Italie et en Grèce pour qu’ils soient répartis et accueillis dans les autres États de l’UE. Elle propose également une « réinstallation » de 20 000 réfugiés Syriens présents dans les pays tiers (non membres de l’UE, comme la Turquie ou le Liban) pour qu’ils soient eux aussi repartis et accueillis au sein de l’UE. Ce plan, présenté mi-mai, a provoqué des réactions hostiles, certains États, dont la France, étant très réservés sur l’idée de « quotas ». Les négociations sont probablement intenses ces jours-ci, à quelques jours de ce sommet européen. Cela explique sans doute le blocage provisoire de la frontière entre Menton et Vintimille… Quoi qu’il sorte du sommet européen, même si certaines des décisions pourront donner l’impression d’un effort de solidarité entre les pays de l’UE, il faut regretter l’absence d’une remise en cause radicale des « accords de Dublin », ce règlement élaboré en 1990. Au contraire, les propositions de la Commission tendent à contourner légèrement les effets de ces accords, tout en réaffirmant la nécessité de mieux appliquer « Dublin ». Or, le règlement Dublin est la base d’une politique européenne qui est tout sauf européenne ! Le principe de ces accords est le suivant : le pays qui a laissé entrer sur son territoire un demandeur d’asile en est responsable et doit examiner sa demande. Cela a pour effet de faire peser un poids considérable sur les pays de « première ligne », l’Italie ou la Grèce. C’est une logique du chacun pour soi, chaque pays laissant son voisin se débrouiller, une logique qui favorise l’égoïsme et l’absence de solidarité au sein de l’Union Européenne. Effets pervers : chaque pays essaye d’être « moins attractif » que son voisin et est réticent à offrir trop facilement soit une protection, soit de bonnes conditions d’accueil ; Dans son application pratique, avec la prise d’empreintes digitales systématique de tout demandeur en Europe, et le risque de son renvoi vers le premier Etat de l’UE traversé, il a aussi pour conséquence de dissuader les exilés à déposer une demande d’asile, car ils ne veulent pas prendre le risque d’un retour en Grèce, en Italie ou en Pologne. C’est une des raisons majeures du refus de nombreux exilés à dire « je demande l’asile » à Paris comme à Calais.
Revoir de fond en comble ce dispositif anti-européen, et donc les accords de Dublin, est une nécessité. Car il n’y aura pas de solution à l’accueil des réfugiés sans une politique vraiment conçue par l’Europe. Le Secours Catholique, avec ses partenaires, plaide dans ce sens. Mais nous allons à l’encontre de la tendance générale qui incite au repli sur soi, qui encourage les égoïsmes nationaux ou régionaux, voire identitaires. Les gouvernements des pays européens, quant à eux, sont pour certains favorables à cette tendance au repli, soit pour d’autres frileux voire tétanisés face à la réaction de leurs opinions publiques. Il ne faut donc pas attendre de miracle du sommet européen des 25 et 26 juin.
A côté de l’action et du plaidoyer qu’il nous faut poursuivre, il est clair qu’il nous faudra longtemps travailler l’opinion pour qu’elle s’ouvre au monde, à l’autre, et que les réflexes de peur et de rejet se transforment en gestes d’accueil, de rencontres et d’hospitalité. Le Secours Catholique, et l’Église, a là un rôle majeur à remplir. Nous devons nous y employer pleinement. Et durablement !
Laurent Giovannoni – 13 juin 2015
(Responsable du département Migrants/réfugiés au Secours Catholique)