L’orthodoxie en Europe
Dimensions politiques et œcuméniques de la présence orthodoxe en Europe
Du 16 au 27 juin, se réunit en Crète, le Concile panorthodoxe. Certains avaient rêvé de voir ce concile tant espéré (depuis 5 siècles !) jouer dans l’orthodoxie le même rôle que Vatican II pour le catholicisme : réformes internes si nécessaires, impulsion œcuménique, effort d’unité ou de coordination entre les divers patriarcats orthodoxes et les Églises autocéphales… Il faudrait un miracle de l’Esprit Saint pour que tout ceci advienne dès 2016 !
On trouvera ci-dessous une présentation de ce concile orthodoxe, ses participants, son ordre du jour, ses enjeux… sous la plume d’Emmanuel Gougaud, directeur du Service national pour l’unité des chrétiens, à la CEF.
Un deuxième texte, d’Antoine Sondag, présente une dimension plus politique de la présence orthodoxe en Europe. L’Europe est ainsi faite : l’élan œcuménique entre les diverses dénominations chrétiennes a aussi des enjeux politiques ; et l’effort d’unification européenne, au sein de l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe, a aussi une dimension religieuse. Il faut être partisan d’une « laïcité aveugle » pour ne pas vouloir considérer cela.
Le concile orthodoxe se réunit dans un contexte de tension entre la Russie et la Turquie. Qui reproduit curieusement une certaine rivalité traditionnelle entre les patriarcats de Moscou et de Constantinople. Et aussi dans un contexte de dérive autoritaire du pouvoir du Président Poutine en Russie. Or toute ferveur nationaliste russe se nourrit classiquement d’attitudes anti-occidentales, de critiques du libéralisme/individualisme/démocratie à l’occidentale… et aussi souvent de sentiments anticatholiques !
On a ajouté en annexe un texte de Kathy Rousselet donné en 2008 sur « L’Église russe et les droits de l’Homme » à l’occasion d’une célébration du 60e anniversaire de la proclamation de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. K. Rousselet est une spécialiste de la Russie et de l’orthodoxie. Elle nous éclaire sur cet anti-occidentalisme russe qui est à la fois un anti-libéralisme et un anti-catholicisme.
Pour s’informer de l’actualité œcuménique, on consultera en français le site édité par le Service pour l’unité des chrétiens (de la CEF) et le site du Conseil œcuménique des Églises.
Antoine Sondag,
3 mai 2016
Le grand et saint concile panorthodoxe de Crète du 16 au 27 juin 2016
Réunis du 21 au 28 janvier 2016 au Centre orthodoxe du Patriarcat œcuménique à Chambésy-Genève, les primats de l’Église orthodoxe ont finalisé l’ordre du jour et adopté le règlement du saint et grand concile de l’Église orthodoxe. Son processus préparatoire a été officiellement inauguré en 1961, à Rhodes, lors d’une première conférence préconciliaire. Vous trouverez ici un historique des préparatifs du concile .
Tous les hiérarques des quatorze Églises autocéphales ont participé à la réunion de Chambésy, à l’exception du patriarche d’Antioche Jean X, du métropolite de Varsovie et de toute la Pologne Savvas et de l’archevêque d’Athènes et de toute la Grèce Jérôme II, représenté, quant à eux, par les délégations officielles de leurs Églises. Vu la situation politique difficile au Proche Orient et les relations tendues entre la Turquie et la Russie en particulier, il a été décidé que le concile aura lieu, non pas dans la basilique Sainte Irène à Constantinople comme annoncé (C’est dans cette basilique, actuellement transformée en musée, que s’est déroulé le concile œcuménique de Constantinople I en 380), mais à l’Académie orthodoxe de Crète du 16 au 27 juin 2016. La Patriarche œcuménique a pu alors officiellement convoquer le concile dans une encyclique patriarcale .
Un comité spécial, composé d’un représentant de chaque Église siégera du 9 à 16 juin, afin de rédiger le projet de message du concile, qui sera ratifié par les primats le 17 juin, avant d’être présenté au concile. Des liturgies panorthodoxes pour la fête de la Pentecôte et le dimanche de tous les saints, d’après le calendrier orthodoxe, marqueront le début et la fin des travaux. Les délégations, composées chacune de 24 évêques, «peuvent être accompagnées de conseillers spéciaux, ecclésiastiques, moines ou laïcs », au nombre de six personnes au maximum, aussi bien que par « trois assistants ». Les langues officielles seront le grec, le russe, le français et l’anglais, de même que l’arabe en tant que langue de travail. Voilà la liste des hiérarques présents .
Les six thèmes, qui figureront à l’ordre du jour sont les suivants : la mission de l’Église orthodoxe dans le monde contemporain, la diaspora orthodoxe, l’autonomie des Églises locales et la manière dont elle doit être proclamée, le sacrement du mariage et ses empêchements, l’importance du jeûne et son observance aujourd’hui, les relations des Églises orthodoxes avec l’ensemble du monde chrétien. Il fait signaler que les textes définitifs du concile ont déjà été rédigés et approuvés par les autorités orthodoxes. On peut les trouver sur le site officiel .
Cette méthodologie de travail a suscité des remarques négatives ou suspicieuses chez certains théologiens laïcs orthodoxes d’Europe occidentale. Ils reprochent à certains hiérarques de ne pas vouloir prendre le temps d’un débat en vérité sur les difficultés de l’Église orthodoxe et les réformes à mettre en place.
D’un autre côté, une part importante du clergé (évêques et moines) et des théologiens orthodoxes d’Europe centrale, de Russie, d’Orient, sont particulièrement critiques sur le texte concernant les relations du monde orthodoxe avec le monde chrétien. Ils récusent l’appellation d’Églises pour les communautés chrétiennes non-orthodoxes et doutent de la pertinence du dialogue œcuménique. Ils rappellent que la véritable Église du Christ, catholique et apostolique est l’Église orthodoxe. Ils insistent aussi sur le climat de relativisme moral et religieux de l’Occident.
Les thèmes de l’autocéphalie et la manière dont elle doit être proclamée, ainsi que celui des diptyques ou l’ordre des préséances des différents patriarcats, n’ayant pas été approuvés à l’unanimité, seront examinés ultérieurement. Au sujet des calendriers julien et grégorien, tous les deux suivis par différentes Églises orthodoxes, les primats ont trouvé « opportun » que chaque Église « soit libre » de mettre en pratique ce qu’elle considère comme approprié pour la formation spirituelle de ses fidèles, « sans pour autant modifier la date de la célébration commune de Pâques ». Il a été également décidé la publication des textes, relatifs à ces sujets, qui ont été adoptés par les commissions préconciliaires et qui pourront être modifiés lors de la synaxe au mois de juin, si les amendements proposés sont adoptés « à l’unanimité » (principe selon lequel seront prises les décisions du concile). Chaque Église autocéphale ne disposera que d’un seul vote, élaboré sur le principe de la « majorité interne ». Ceci « n’exclut pas la prise de position négative » d’un ou plusieurs hiérarques d’une délégation, qui sera inscrite dans les Actes du concile.
Même si la plupart des travaux se dérouleront à huis clos, les primats ont invité aux sessions de l’ouverture et de la clôture des représentants des Églises catholique romaine, copte, éthiopienne, syro-jacobite, apostolique arménienne, anglicane, vieille catholique, de la Fédération luthérienne mondiale, tout en conviant aussi le secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises et le directeur de la Commission Foi et Constitution, le président de la Conférence des Églises européennes, le Secrétaire général du Conseil des Églises du Moyen-Orient et le président du Conseil de l’Église protestante d’Allemagne.
En définitive, le simple fait que le concile puisse avoir lieu, présidé par le patriarche œcuménique et avec des représentants de toutes les Églises autocéphales, est déjà un évènement pour l’orthodoxie, pour son ecclésiologie, en particulier dans son articulation entre la primauté et la synodalité et les relations entre Constantinople et Moscou. Il est cependant possible que le concile ne suscite pas de changements concrets non plus et ainsi qu’il déçoive les orthodoxes qui souhaitait le comparer à celui de Vatican II. Nous portons évidemment cet évènement dans la prière.
Emmanuel Gougaud,
directeur du Service national pour l’unité des chrétiens
L’orthodoxie en Europe
L’orthodoxie dans l’Union. Dès 1981, la Grèce, pays à majorité orthodoxe, est devenue membre de l’Union Européenne. Elle a été rejointe, comme « pays orthodoxe », par Chypre (2004) et par la Roumanie et la Bulgarie (2007). Il y a donc quatre pays à majorité orthodoxe dans l’Union Européenne, et sur 500 millions d’habitants au total, environ une quarantaine de millions d’orthodoxes si l’on tient compte des 3 millions sans doute d’orthodoxes qui vivent en Europe occidentale, résultat de migrations plus anciennes. Ces chiffres montrent le poids de l’orthodoxie dans l’Union.
Ces Églises orthodoxes sont engagées dans le processus de construction de l’Europe. Le patriarcat œcuménique (à Istanbul) dispose d’une représentation auprès des institutions de l’Union à Bruxelles. Le patriarcat de Moscou également d’ailleurs. Les Églises de Roumanie ont soutenu l’entrée du pays dans l’Union par une Déclaration en 2002.
L’orthodoxie dans la grande Europe. Russie, Ukraine, Biélorussie, Géorgie, Moldavie, Serbie et Macédoine sont également des pays à majorité orthodoxe. Aucun n’est membre de l’Union. Mais tous sont membres du Conseil de l’Europe. Faut-il en conclure que l’orthodoxie est, en Europe, une réalité surtout orientale, hors des frontières de l’Union ? En faisant ainsi parler les chiffres et la géographie, on risque d’assimiler l’Europe à l’Union Européenne et de tenir l’orthodoxie éloignée de l’Europe.
Passant de la géographie physique à la géographie politique, certains ont prétendu que « L’Europe finit là où commence l’orthodoxie » (un ministre autrichien peu inspiré ce jour-là). Ce qui signifie que l’orthodoxie rêve d’une symphonie entre l’État et l’Église, héritée de la tradition byzantine. Et que cela ne s’accorde pas avec la situation de pluralisme religieux en Europe, ni avec l’inspiration libérale des régimes politiques démocratiques qui ne permet guère de limiter la liberté religieuse dans un pays au profit d’une dénomination particulière privilégiée.
Certes l’orthodoxie est parfois en difficulté avec l’idée des droits humains, pièce centrale de cette inspiration libérale et relativiste que la hiérarchie orthodoxe reproche à « l’Occident ». On sent ces réticences dans les discours de certains hiérarques lorsqu’ils opposent la vision du monde orthodoxe aux « valeurs occidentales ». Comme si les pays orthodoxes ne faisaient pas partie de cet Occident honni, incarné en particulier par l’Union Européenne. Paradoxalement, ces orthodoxes, les plus rigides, dans leur présentation d’une orthodoxie opposée à un Occident relativiste et sécularisé, apportent de l’eau au moulin de ceux qui, à partir d’un point de départ différent, prétendent eux aussi que l’Europe (libérale, démocratique…) s’arrête là où commence l’orthodoxie.
Certains hiérarques catholiques quant à eux, verraient d’un bon œil, une « alliance orthodoxes-catholiques » contre la dictature du relativisme moral et religieux qui affligerait l’Union Européenne. Si une telle alliance n’est que négative, à savoir dirigée contre certains courants du monde dit moderne, on ne voit pas quels fruits, surtout pas des fruits œcuméniques ou spirituels, elle pourrait porter. Une « alliance œcuménique » pour le maintien de valeurs chrétiennes en Europe ne peut avoir quelque succès que si elle intègre aussi les autres Églises et confessions chrétiennes, réformées, anglicanes et luthériennes.
Contre ces rêves et fantasmes, revenons au réel : l’orthodoxie fait partie du paysage européen, y compris de celui de l’Union Européenne. L’orthodoxie n’est pas forcément conforme à l’image caricaturale que l’on peut en avoir : fuite dans le spirituel, soumission à l’État (orthodoxe), méfiance vis-à-vis des valeurs libérales et démocratiques, manque de sens social et de responsabilité politique… On peut en voir la preuve dans la réflexion engagée au sein du patriarcat de Moscou, enfin libéré de la tutelle d’un État totalitaire, pour développer un enseignement social de l’Église orthodoxe. Le Concile des évêques de l’Église russe (orthodoxe) a fait publier en l’an 2000 un document qui porte le titre suivant : Fondements de la conception sociale de l’Église orthodoxe russe. On y trouve l’enseignement sur les relations entre l’Église et l’État, l’éthique et le droit, des prises de position sur la bioéthique, l’écologie, la mondialisation… Il est à remarquer qu’on y parle même du devoir de désobéir dans certains cas à l’État, et à offrir une résistance civile non violente à des mesures injustes. Voir le texte en français aux Éditions du Cerf, Les fondements de la doctrine sociale, Paris, 2007, 194 p.
On doit noter aussi des changements dans le paysage orthodoxe européen. Au printemps de l’an 2007, la diaspora de l’Eglise russe qui s’était établie aux Etats-Unis et en Europe occidentale a rejoint le giron du patriarcat de Moscou. C’est la fin des deux patriarcats orthodoxes russes, c’est l’unité retrouvée après la brisure due à la révolution bolchevique et à l’émigration politique.
On doit signaler enfin un fait qui a peu retenu l’attention. En 2004, l’Église orthodoxe a canonisé Mère Marie Skobtsov, qui a passé toute sa vie d’adulte en France. S’il y a une sainte orthodoxe en Europe occidentale, c’est qu’il y a bien une orthodoxie de plein droit dans cette partie de l’Europe. Pour une meilleure connaissance de cette sainte, mariée deux fois, trois fois mère, avant que sa folie en Christ ne fasse d’elle l’exploratrice du « désert des cœurs humains » dans le Paris des années 30 et avant de protéger des juifs durant l’occupation, ce qui l’amènera à mourir gazée à Ravensbrück… si cette vie intéresse, il faut lire : La sainte et l’incroyante, Bayard, Paris, 2007. Une biographie écrite par Dominique Desanti qui a connu son héroïne durant sa jeunesse, avant de devenir historienne, incroyante et membre du parti communiste. En 2016, une rue du 15e arrondissement a été baptisée de son nom.
Antoine Sondag
Église russe et droits de l’Homme_K- Rousselet
Voici le discours de clôture de ce Concile orthodoxe (en anglais) et les conclusions du Concile se trouvent sur le site spécialisé du Concile.