Le Caucase au moment de la visite du pape
Le pape François se rend dans le Caucase en 2016, en Arménie en juin, en Géorgie et Azerbaïdjan en septembre. Ces trois pays sont mal connus en Europe. L’objectif du voyage est de promouvoir l’œcuménisme et le dialogue interreligieux. Ces visites illustrent le style du pape François : attention portée aux marges, ici les marges de l’Europe ; volonté de promouvoir la paix (aucun de ces trois pays ne vit réellement en paix, pas même en bonne entente avec ses voisins) ; soutien des chrétiens catholiques qui, bien qu’ultra minoritaires, se mettent au service de la communauté globale.
Dominique Chassard, bénévole au SNMUE, décrypte pour nous la complexité de cette région et montre les évolutions divergentes qui se font jour dans chacun des trois pays. On lira une version courte de cet article et d’autres informations et commentaires sur la visite du pape sur le site de la CEF.
Le Caucase, une région fragile et instable à la porte de l’Europe
Vue d’Europe occidentale, la région montagneuse qui s’étend de la mer Noire à la Caspienne peut aisément apparaître comme un ensemble cohérent dont les trois composantes étatiques ont en commun d’avoir appartenu à l’ancienne Union soviétique et que son héritière, la Fédération de Russie, continue à border au Nord. Ces trois ex Républiques socialistes de l’URSS, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, devenues indépendantes en 1991, mettent volontiers en avant leurs affinités culturelles et historiques avec le continent européen, même si logiquement les géographes les rangent d’ordinaire en Asie. Pourtant, ces convergences apparentes recouvrent de profondes différences que n’ont pu estomper les 150 ans de colonisation tsariste puis soviétique. Aujourd’hui, leurs chemins divergent largement et leur récente apparition sur la scène internationale et ses institutions s’accompagne d’un renforcement de leur identité propre que favorisent spécificités ethniques, religieuses et linguistiques. Le Caucase, tant au Nord qu’au Sud, a toujours été une mosaïque de peuples et la désagrégation de l’empire communiste a eu pour effet de redonner vie à des conflits et des contentieux que la domination de Moscou avait occultés. Dans le même temps, les nouveaux dirigeants ont pris rapidement conscience que leurs pays se trouvaient dans une zone hautement stratégique sur le plan économique, à la fois à proximité immédiate de gisements considérables d’hydrocarbures et incontournables quand il s’agit d’acheminer gaz et pétrole vers les consommateurs occidentaux. Chacun cherche ainsi à tirer son épingle du jeu et à profiter de sa liberté retrouvée pour percevoir les dividendes de ces ressources, réelles ou espérées. Quant aux gouvernements des principaux pays industrialisés, aiguillonnés par leurs compagnies nationales, ils ont évidemment compris l’importance de cette région vitale pour leurs approvisionnements énergétiques et leur intervention dans ce qui était auparavant la chasse gardée de la Russie ne contribue pas à apaiser les tensions, notamment entre les trois ex Républiques mais aussi avec leurs voisins, Russie, Turquie, Iran.
Si l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie ont aujourd’hui quelque chose en commun, c’est plutôt la difficulté à trouver leur assise et à se stabiliser dans un environnement fragile où chacun se méfie du voisin et cherche à s’affirmer sur la scène extérieure, sous l’œil attentif de l’ancien maître bien décidé à ne rien céder de son influence et à prompt à user des pressions et chantages nécessaires.
1- L’héritage de la domination russe
Tiraillé pendant des siècles entre Ottomans et Perses, le Caucase entre dans l’histoire européenne au fur et à mesure de la progression militaire russe dans la région, au cours de la première moitié du XIXème siècle. La «guerre du Caucase» est officiellement terminée en juin 1864 mais il a fallu aux tsars plus de cinquante ans de combats souvent non décisifs pour «pacifier» et occuper l’arc montagneux qui va de l’est de la mer Noire à la Caspienne. Intégrées à l’empire russe jusqu’à sa chute, ses trois principales composantes sont reprises en mains par le régime communiste en 1921 après une brève période de confusion. Ce n’est pas tant le désir d’accroître les richesses du royaume qui avait motivé les autocrates moscovites: le Caucase méridional est d’accès difficile. Il n’avait rien d’un Eldorado à l’époque et les champs pétrolifères autour de Bakou n’étaient pas encore un objet de convoitise. C’est bien plutôt un appétit d’expansion territoriale joint à une constante obsession de rechercher des voies de pénétration vers le Sud et les «mers chaudes» qui a dicté la conquête.
L’emprise soviétique dure 70 ans (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie n’accèdent à l’indépendance qu’en 1991 au moment où l’URSS implose) et le régime communiste a laissé une empreinte qui n’est pas près de s’effacer. La soviétisation y a été d’autant plus dure que les tensions nationalistes n’ont jamais cessé. Tbilissi a connu à plusieurs reprises, en 1956, en 1978, le théâtre d’émeutes indépendantistes dirigées contre la politique de russification du pouvoir central. Encore aujourd’hui une grande partie des cadres des trois pays, armée, magistrature, enseignants, fonctionnaires, a été formée pendant la période soviétique. Beaucoup ont fait leurs études supérieures en Russie et ont grandi dans un environnement où Moscou, faute de pouvoir sauf rares exceptions voyager à l’étranger, était la seule capitale accessible et leur seul exutoire. Même si leur adhésion au communisme marxiste était de pure façade, ils ont été profondément imprégnés d’un système sans grand rapport avec les pratiques de la démocratie occidentale.
Comment s’étonner dès lors que l’Arménie et la Géorgie soient, depuis leur indépendance, régulièrement agitées par des manifestations violentes et des troubles qui dégénèrent (cf la véritable guerre civile qui a éclaté en 1993 puis 2003 en Géorgie) ? L’Azerbaïdjan semble moins instable mais la démocratie censée y régner est un régime autoritaire directement hérité de la période soviétique: le Président actuel a succédé à un père qui appartenait à la garde rapprochée de Brejnev, membre du Politburo et vice-premier ministre de l’URSS sous Andropov. Aliev a d’ailleurs été le premier musulman à entrer, bien tardivement, dans la plus haute instance du parti alors que la Géorgie (Ordjonikidze, Staline, Chevardnadze) et l’Arménie (Mikoyan) avaient été précédemment mieux traités.
2- Des contentieux territoriaux non résolus
La domination soviétique et l’intégration de la région du Caucase dans les structures du régime communiste ont relégué au second plan les conflits territoriaux et ethniques des siècles passés. L’URSS avait d’ailleurs pris soin de brouiller les cartes et de tracer des frontières internes donnant satisfaction aux revendications des principaux peuples de son empire tout en laissant subsister des poches sur une base ethnique dotées de plus ou moins d’autonomie et de marges de manœuvre (les «régions et territoires autonomes»). La chute du communisme et l’éclatement de l’URSS en 1991 ont remis en cause ces équilibres qui ne tenaient que par la poigne du Kremlin.
• La guerre du Haut Karabakh
Le territoire autonome du Haut Karabakh était peuplé très majoritairement d’Arméniens mais enclavé totalement dans la République d’Azerbaïdjan. Cette dernière devenue indépendante est aussitôt entrée en conflit avec l’Arménie qui revendiquait son rattachement et la création d’une voie d’accès, voire une rectification de frontière permettant une contiguïté. Les hostilités entre les deux nouveaux États ont été très violentes et ont tourné à l’avantage d’Erevan qui a non seulement mis la main sur le Haut Karabakh mais occupe encore aujourd’hui une portion non négligeable du territoire azerbaïdjanais provoquant un exode de plus d’un million de réfugiés azéris. Le cessez le feu décrété en 1994 a figé les positions et la médiation connue sous le nom de groupe de Minsk, réunissant les États-Unis, la France et la Russie, n’a permis aucune avancée. Les incidents de frontière sont récurrents, les derniers en date ayant eu lieu en avril, causant la mort de plusieurs dizaines de personnes. L’Arménie qui a annexé le territoire, annexion non reconnue par la communauté internationale, est en apparence le grand bénéficiaire du statu quo mais Bakou ne cache pas attendre le moment propice pour récupérer ce qu’il estime lui appartenir ainsi que les zones occupées à la suite de ses revers militaires.
Un autre legs de l’ère communiste aurait pu faire contentieux: l’existence plus au Sud de la province du Nakhitchevan enclavée cette fois entre l’Arménie et la Turquie et non reliée à l’Azerbaïdjan dont elle fait partie. Cette anomalie ne semble pas être pour le moment une source majeure de conflit mais dans le passé, à l’époque de la Révolution russe de 1905, Arméniens et Tatars s’y sont affrontés sans que Moscou veuille s’en mêler. Plus récemment, en 2014, des incidents de frontière ont eu lieu. Il faut aussi, dans ce cadre, évoquer l’antagonisme séculaire entre l’Arménie et la Turquie qui a conduit aux dramatiques événements de 1917-1918 liés au génocide arménien. Le contentieux subsiste, certes, et soulève de part et d’autre des réactions passionnées et des appels à la communauté internationale mais il se situe plus aujourd’hui sur le plan des crimes commis et de leur qualification aux yeux de l’histoire, que d’un différend territorial encore ouvert. Reste qu’il ne contribue pas à la stabilité de la région et que l’antagonisme qui subsiste entre les deux pays est suffisamment fort pour que la frontière arméno-turque soit infranchissable dans les deux sens.
• Les provinces perdues de la Géorgie
La Géorgie est l’autre perdante, avec l’Azerbaïdjan, de la remontée en puissance d’une Russie non résignée à perdre son influence sur son environnement immédiat (on parlait d’ «étranger proche» au temps de l’URSS). Deux provinces géorgiennes échappent aujourd’hui au contrôle de Tbilissi. L’Abkhazie qui borde la mer Noire est occupée par l’armée russe sous couvert d’une opération de maintien de l’ordre et a proclamé son «indépendance». L’Ossétie du Sud a subi le même sort et une tentative de reconquête a tourné au fiasco militaire en août 2008, les forces géorgiennes étant évidemment hors d’état de faire face à la contre-offensive de l’armée russe. Les puissances occidentales, sur le soutien desquelles comptait apparemment le président Saakachvili pour empêcher une riposte de Moscou, ont été prises de court et n’ont pas bougé. Les deux territoires sont désormais quasiment annexés par la Russie. Une troisième province qui menaçait, elle aussi de faire sécession, l’Adjarie, est finalement rentrée dans le rang, pour l’instant tout au moins.
3- Une région devenue hautement stratégique
C’est dans les deux dernières décennies du XIXème siècle que la zone du Caucase acquiert l’importance stratégique qu’elle revêt aujourd’hui, avec la mise en exploitation des champs pétrolifères riverains de la Caspienne et autour de Bakou. L’Azerbaïdjan en est le principal bénéficiaire mais les voies d’évacuation des hydrocarbures passent dès l’origine par la chaîne montagneuse, en dépit d’une configuration physique défavorable, et débouchent sur les ports de la mer Noire. Le premier oléoduc à capacité industrielle construit dans le monde suit le trajet Bakou-Batoumi (en Géorgie) et le Caucase devient ainsi au XIXème siècle un corridor stratégique de grande importance, une importance que soulignent les axes de l’attaque allemande de 1941 et l’effort militaire prioritaire que déploie le Reich vers Stalingrad et le sud de la Russie au détriment des fronts nord et centre pour s’emparer du pétrole de la région. La découverte par la suite d’autres gisements et de réserves considérables autour de la Caspienne ainsi qu’en offshore n’a fait qu’accroître l’intérêt des grands pays industrialisés pour la région et renforcer le rôle du Caucase et du débouché vers la Turquie et la mer Noire pour le transit du pétrole et du gaz avec plusieurs trajets partant tous de Bakou: oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyan, oléoduc Bakou-Supsa, gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzeroum, gazoduc Bakou-Novorossijsk. On peut certes s’interroger sur l’avenir à terme des sources d’énergies fossiles mais les spécialistes sont unanimes à estimer que la zone autour de la Caspienne restera pour longtemps encore un fournisseur incontournable. Toutes les grandes compagnies multinationales liées au pétrole et au gaz y sont présentes.
On ne s’étonnera donc pas que l’OTAN et l’Union européenne se soient également impliqués dans la région avec des fortunes diverses. L’Azerbaïdjan, dont la marge de manœuvre est la plus encadrée par Moscou, a préféré rejoindre la Communauté des États indépendants (la CEI) créée par la Russie pour tenter de regrouper autour d’elle ses anciens satellites. La Géorgie a suivi, elle, une autre voie, beaucoup plus risquée, en cherchant à se rapprocher de l’Organisation atlantique avec l’objectif avoué d’en devenir membre à terme. L’OTAN, qui a mis sur pied avec elle une commission de coopération, rappelle à chaque sommet sa vocation à la rejoindre lorsque les conditions requises seront remplies. En attendant, Tbilissi participe à des opérations militaires (Kosovo, Afghanistan, Surveillance maritime) placées sous le commandement de l’organisation. L’Arménie se situe à mi-chemin entre ses deux voisins et évite, pour ne pas détériorer ses relations avec Moscou, d’envisager une adhésion tout en participant à quelques opérations de paix et en coopérant sur une base pragmatique.
Avec l’Union européenne qui a proposé en 2009 aux trois pays un «partenariat oriental», mêmes divergences de positionnement. La Géorgie a été la plus réceptive : elle a conclu avec Bruxelles un accord d’association en juin 2014 à l’instar de la Moldavie et de l’Ukraine et signé également un accord la liant à la politique de sécurité et de défense commune. Elle participe ainsi aux opérations engagées en RCA et au Mali. L’Arménie s’est contentée d’un accord de partenariat et de coopération signé en 1996. Elle bénéficie certes du « partenariat oriental » mais soucieuse de maintenir un équilibre elle est restée membre de la CEI et a manifesté l’intention d’adhérer à l’Union économique euro-asiatique lancée par la Russie, plutôt que de signer l’accord de libre-échange négocié avec Bruxelles.
4- Le poids du facteur religieux et de la menace islamiste
Le facteur religieux ne contribue pas de surcroît à un rapprochement. L’Arménie et la Géorgie se sont tournées vers le christianisme dès les premiers siècles mais si aujourd’hui 95% des Arméniens et 88% des Géorgiens relèvent de l’orthodoxie, les premiers appartiennent à une église préchalcédonienne (souvent dénommée église apostolique arménienne) alors que les seconds forment une église orthodoxe autocéphale depuis 484. Les catholiques de rite latin ne sont que quelques dizaines de milliers dans les deux pays. L’Azerbaïdjan est en revanche presque exclusivement musulman avec 85% de chiites et seulement 15% de sunnites. Il ne semble pas être pour l’instant une menace pour ses deux voisins et le régime du président Aliev a la situation bien en mains mais les régions russes du nord de la Géorgie, Daghestan et Tchétchénie, sont depuis une vingtaine d’années un terrain d’élection pour les djihadistes qui y ont déclaré la naissance d’un « Émirat du Caucase » et ont pris le relais des indépendantistes dont l’insurrection a été réprimée en deux étapes par l’armée russe. Ce djihadisme traqué par Moscou et officiellement en voie d’éradication a maintenant tendance à se propager en direction du sud vers le Daghestan mais aussi vers la Géorgie où la vallée du Pankissi, surtout peuplée de Tchétchènes, est particulièrement marquée par le salafisme.
Ce tableau de la situation dans le Caucase, où le Pape François se rend cette année comme l’avait fait Jean Paul II, fait ressortir les éléments de fragilité et de faiblesse d’une région mal connue mais qui se situe aux portes de l’Europe et peut à tout moment se muer en zone de conflit.. Partagé entre la tentation de se rapprocher de l’Europe occidentale pour sortir de l’enclavement où la géographie l’a placé et le souci de ne pas donner à ses puissants voisins des motifs de s’ingérer dans ses affaires, le Caucase reste une zone grise où ce qui sépare ses trois composantes semble plus fort que ce qui pourrait les rassembler.
Dominique Chassard
Bénévole SNMUE
On lira ici une information concernant les relations entre le St Siège et l’Azerbaïdjan, un accord a été signé en 2011. Accord Azerbaidjan St Siège Sur le voyage du pape en Arménie (fin juin 2016), on lira un article d’Antoine Sondag sur Le christianisme, pilier de l’identité arménienne et une interview du curé de la paroisse arménienne de Paris.