Journal d’un curé confiné
Se faire prendre les culottes à terre
Ceux qui ont déjà voyagé en groupe le savent : quelle est l’une des principales choses à préciser lorsqu’on visite un endroit achalandé? « Si on se perd, voici où et comment on se retrouve! ». Lorsque, le 14 mars dernier, l’interdiction de rassemblements est tombée, rares étaient les communautés paroissiales qui avaient prévu le coup et qui savaient « si on ne peut plus se rassembler, voici où et comment se retrouver »… Non seulement nous n’avons plus l’opportunité de nous rassembler, mais nous perdons du coup le principal moyen de transmission de l’actualité paroissiale : le prône! Comme nous aurions aimé pouvoir nous adresser à tous une dernière fois, pour se dire : « voici comment nous allons pouvoir rester en lien! » Mais c’était tragiquement impossible…
Premières réactions
Mon passage à la nouvelle réalité s’est vécu en trois phases. Je partage ici la progression de notre réflexion – et de nos décisions – au fil de ces phases :
Phase A : si les églises sont fermées, je vais être en vacances forcées, tout va être arrêté… Youpi! Rien à faire…
Phase B : les églises sont fermées, les célébrations annulées… mais les membres de la communauté existent, la communauté doit se maintenir autrement. Je ne suis donc pas en vacances. Je vais aller marcher dans les rues et voir les gens. On va coordonner l’entraide pour les besoins concrets des gens. Il y a une messe quotidienne à la télévision, accessible pour tous, donc inutile d’en produire une pour notre paroisse!
Phase C : la société civile s’organise relativement bien. Les demandes de service au presbytère se font rares. J’ai beau marcher dans les rues, les portes sont fermées et peu de gens répondent. Je m’impliquerai donc dans le quartier autrement : la popote roulante appelle à l’aide, me voici, pour livrer des repas à des personnes seules à domicile. Je rejoins aussi des personnes seules par téléphone. L’appartenance à la communauté paroissiale doit être activée et suscitée par de nouveaux moyens. Les liens de solidarité sont plus que jamais déterminants pour notre « acclimatation » à cette nouvelle maladie. L’internet est notre meilleur moyen de communication présentement. La messe « one size, fits all » de la télévision ne favorise pas les liens communautaires; seuls ceux qui veulent « une messe pour une messe » s’y retrouvent. Ceux et celles qui souhaitent maintenir des liens communautaires se retrouveront dans une célébration locale. En équipe pastorale, nous décidons donc de produire une messe quotidienne en ligne, qui soit la plus interactive possible.
Un plan de match : construire l’avion en plein vol
Depuis les premiers jours de confinement, nous nous sommes attelés à penser et à repenser notre plan d’action. Voici ce que ça a donné, un plan très simple, avec les moyens dont nous disposons…
- Axe « Entraide communautaire »
– Assurer les organismes locaux d’aide directe de notre soutien, veiller à ce que la dimension caritative soit active.
– Offrir une coordination « offres et demandes » de services dans la communauté paroissiale.
– Maintenir un accueil téléphonique d’urgence 24/7.
- Axe « Célébration de la foi »
– Diffuser les célébrations de l’eucharistie, de la façon la plus interactive possible, avec participation des gens (et général et pour les ministères liturgiques).
– Poursuivre les moments de prière au moment des inhumations.
– Évaluer au cas par cas les demandes (funérailles, pardon, mariage, etc.)
3. Axe « Catéchèse et formation »
– Avec les plus jeunes, mettre en place des réseaux par groupe de catéchèse, avec un lien direct via la-le catéchète. Envoi de jeux et d’activités par courriel. Maintien de la « messe familiale » mensuelle.
– Avec les moins jeunes : reprendre par Zoom ou Facebook Live les séminaires-cours-formations déjà au programme. Mettre en place de nouvelles sessions.
4. Axe « Transformation du monde »
– Encore et toujours le maillon faible de notre activité. Tenter d’interpeller par les interventions homilétiques ou paraliturgiques, afin de sensibiliser les membres à la plus-que-jamais nécessaire transformation du système économique, en vue du Royaume…
– Aide concrète à la popote roulante du quartier.
– Petites organisations d’animation communautaire via Internet : tirages et activités pour les enfants, tirage pour la fête des mères, etc.
– Recherches pour une intervention de nature écologique possible avec les contraintes actuelles (nettoyage de berges et de parc, etc.)
- Moyens de communication
– Mise en place d’une infolettre, d’abord hebdomadaire, puis mensuelle.
– Maintien de la préparation hebdomadaire d’un semainier paroissial, diffusé en ligne.
- Financement
– On est pris de court : une bonne proportion des revenus paroissiaux provient de la quête à l’église et de locations de locaux. Ces deux moyens sont pratiquement devenus inopérants. À moyen terme, cela sera catastrophique pour plusieurs paroisses. Recherches et mise en place d’un service de dons en ligne ou par téléphone.
Réflexion : Vivre la messe par internet ???
Fallait-il ou non diffuser les célébrations eucharistiques? Comment éviter la simple diffusion d’une messe privée, comme si la célébration de l’eucharistie hors de tout rassemblement avait du sens? Nous avons choisi de diffuser. Quelques réflexions et découvertes :
– Nous optimisons les occasions de participation, en évitant autant que possible de faire de la messe un théâtre à regarder passivement. Par exemple, nous invitons les participants à partager leurs réflexions (en utilisant les « commentaires » Facebook), même pendant la messe! Plusieurs le font : commentaires, réflexions, questions, intentions de prière, etc. On peut enfin parler pendant la messe! Parfois, nous remplaçons l’homélie par un temps de partage… Nous voyons et entendons les gens échanger entre eux la paix du Seigneur (toujours via les commentaires, ou, le dimanche sur Zoom, à micros ouverts).
– Nous sommes conscients qu’une partie des participants font partie de ceux et celles qui étaient habitués à « assister à la messe » lorsqu’ils vont à l’église. Ils ne sont pas différents maintenant!
– Les témoignages reçus nous montrent que l’expérience aide à « tenir les gens ensemble ». Un rôle pastoral important se joue ici. L’appartenance à la communauté locale est effectivement cultivée par ce moyen. Nous avons même quelques participants-es de l’extérieur qui se disent « paroissiens d’adoption ». L’eucharistie rassemble, autrement… Nous sommes ensemble « autrement », c’est le sentiment vécu!
… la communauté doit se maintenir autrement…
Des questions en réserve…
- Le piège de l’atomisation
Nous sommes dans l’action et les ajustements, il est prématuré de vouloir penser « l’après ». Mais les grands de ce monde (non pas les personnes essentielles, nous savons maintenant de qui il s’agit, mais bien ceux qui exercent un pouvoir sur l’organisation commerciale) sont déjà à l’œuvre. Nul doute qu’ils sont déjà en train de se repositionner pour tirer profit de la misère actuelle…
Déjà, dans « l’ancien monde », nous étions constamment confrontés à la tendance individualiste des cultures occidentales. Le chacun-pour-soi est favorisé de multiples façons : accumulation de biens personnels, privatisation de services (médicaux, scolaires, etc.), transport individuel, etc. Le bien commun, pourtant essentiel à la vie en société, est souvent perçu comme un enjeu commercial : l’État est assimilé à une grosse entreprise commerciale, avec des revenus et des dépenses, qui offre des services aux citoyens. Heureusement, quelques organismes communautaires (par les gens, pour les gens) alimentent le sentiment que la collectivité existe et que le bien-être collectif est encore une valeur pour plusieurs. Notre réaction collective et personnelle à la pandémie risque fort d’être teintée et moulée dans cette culture.
Trouverons-nous une façon collective de vivre ce temps d’apprivoisement, puis d’inventer une nouvelle façon de vivre, ou devons-nous laisser les forces naturelles du « chacun-pour-soi », puis les forces du marché s’en charger? Il est clair que, plus que jamais, « laisser les forces du marché s’en charger » signifie : les grands et les forts vont survivre et s’enrichir, les autres vont souffrir. C’est vrai au plan biologique, mais aussi au plan économique. Au plan biologique, plusieurs nations, dont le Québec, ont des systèmes de santé universels, avec relativement peu de privatisation. Cela aidera à donner des chances égales à tous. Au plan économique, peu d’États me semblent posséder une véritable autonomie face à leur système économique; le pouvoir économique des états n’est-il pas bien petit à côté du pouvoir des grandes entreprises? Est-ce que l’Église saura jouer un rôle prophétique dans la construction-restauration du monde dans toutes ses dimensions?
2. Un temps de mission, un temps pour inventer
Plus que jamais, la situation provoque une nécessité de créer, de penser autrement. Nos moyens habituels de communication et de rassemblements sont coupés. Qu’allons-nous créer et inventer pour s’entraider, communiquer, célébrer, partager notre foi et la faire grandir?
La rupture (temporaire, nous l’espérons!) de la présence « réelle » et de nos rassemblements entraine-t-elle nécessairement la fin de tout sacrement? Bien entendu, la présence et le contact humains sont au cœur de l’incarnation et de notre théologie sacramentelle. S’ensuit-il nécessairement que nous ne puissions imaginer les choses autrement? Le missionnaire qui arrive sur la lune, plongé dans une communauté dont les membres vivent dans des scaphandres, doit-il renoncer à toute forme de sacramentalisation? Comment s’inventerait et se vivrait l’Église dans un tel contexte? Le missionnaire est toujours appelé à réfléchir à partir de la situation réelle et des élans de l’Esprit dans le monde réel, à semer pour laisser émerger ce que l’Esprit veut bien faire venir au monde. La théologie est là pour voir naître le bébé, l’accueillir, suivre le mouvement, l’intégrer, lui donner ce dont il a besoin pour naître et grandir et s’arrimer à ce qui a précédé cette nouvelle Église… Il faudra être attentif à ne pas briser les élans de l’Esprit, au nom de théologies ou de principes liturgiques qui seraient figés dans le temps et dans l’espace.
Une opportunité à saisir
Ce moment inédit, imprévisible et insaisissable de notre aventure humaine est sans contredit déroutante. Pour les plus anxieux, elle est source de stress et de dérives. Pour l’Église, elle est sans contredit un tremplin missionnaire de choix, pourvu que nous sachions mettre le pied au bon endroit, tenir compte de nos moyens limités et … oser rebondir plus haut, plus loin! Que l’Esprit du ressuscité nous y conduise… N’ayons pas peur, a déjà dit notre Maître!
André Tiphane, prêtre-curé
Laval, Québec
Le 4 mai 2020