Regroupements et organisations au sein du monde arabe et islamique
Le monde arabe et musulman n’a pas su, à ce jour, surmonter ses divisions. Pourtant il existe un certain nombre d’institutions internationales enracinées dans le sentiment de la commune appartenance arabe et/ou musulmane… petit tour d’horizon de ces institutions et évaluation de leur efficacité.
Regroupements et organisations au sein du monde arabe et islamique. Quel poids ? Quel rôle?
C’est une idée couramment répandue que le monde arabe, en dépit de son héritage historique et du fondement religieux que lui confère l’Islam, n’a pas su s’organiser et surmonter ses divisions. On lui oppose volontiers le processus qui a conduit à la création de la Communauté économique européenne puis de l’Union européenne et à rassembler la quasi-totalité du continent dans un ensemble fortement intégré. Certes, l’édifice a ses lacunes, ses difficultés et ses doutes, il n’en repose pas moins sur un socle d’institutions et de principes solidement ancré. En comparaison, le monde arabe apparaît profondément instable et aux prises avec des tensions internes qui ont plus d’une fois dégénéré en affrontements armés ou en bouleversements politiques. Le contexte actuel est une illustration éloquente de ces antagonismes: guerre civile en Syrie, dissensions entre mouvements palestiniens, implantation de «l’Etat islamique», tension croissante entre monarchies du Golfe et l’Iran sur fond de conflit religieux cachant mal des ambitions politiques, sans parler de la décomposition de la Libye, des combats au Yémen et des maillons faibles que continuent à être le Liban et l’Irak.
Le jugement est inévitablement influencé et faussé par la connaissance très superficielle qu’ont les opinions occidentales des relations qu’entretiennent entre eux pays arabes ou se réclamant de l’Islam. Les deux notions, parfois confondues, ne se recouvrent évidemment pas et on oublie parfois que le premier état musulman au monde est l’Indonésie qui tout comme le Pakistan, la Malaisie ou le Bangladesh, ne peut être qualifié d’arabe. Il en va de même pour le Nigeria ou l’Ouganda, pour l’Albanie ou le Surinam qui ont adhéré à l’Organisation de Coopération islamique. Beaucoup de pays s’affichant comme islamiques sont d’ailleurs loin d’avoir accordé à l’Islam le statut officiel et étatique qui est de règle par exemple en Arabie saoudite et dans les monarchies du Golfe et imprègne tous les aspects de la vie politique et sociale. L’Ouganda compte plus de chrétiens que de musulmans, le Surinam plus d’hindouistes. On range de surcroît dans la mouvance islamique des sociétés largement étrangères les unes aux autres et que sépare, le facteur religieux mis à part, un fossé historique et culturel. Qu’ont en commun le Sénégal ou la Mauritanie avec une République ex soviétique d’Asie centrale ?
De cette nébuleuse émergent quelques regroupements et organisations ayant vocation à rapprocher des partenaires, à créer des liens de coopération entre eux et à aider à régler pacifiquement leurs différends. Quel peut être leur rôle, leur intervention dans le passé a-t-elle été de quelque efficacité, sont-elles en mesure de contribuer à apaiser les tensions?
La Ligue arabe (ou, plus exactement, la ligue des Etats arabes) est la plus ancienne et la plus connue de ces organisations, sans doute la plus médiatique, du moins à l’origine, celle qui en tout cas a su acquérir visibilité et crédit sur le plan international. Fondée le 22 mars 1945 au Caire après la signature en 1944 du «protocole d’Alexandrie», elle comprenait alors 7 états (Egypte, Arabie saoudite, Irak, Jordanie, Liban, Syrie et Yémen du Sud) auxquels se sont joints par la suite les pays du Maghreb. Elle compte aujourd’hui 22 membres pleins (les derniers entrants sont la Palestine, Djibouti et les Comores) et 5 observateurs (Brésil, Erythrée, Inde, Turquie, Venezuela). Sa naissance doit beaucoup au désengagement de cette région de la Grande-Bretagne après la deuxième guerre mondiale. Au réflexe anticolonialiste s’est ajouté le rejet de la création de l’état d’Israël. Rassemblant au départ des pays au nationalisme arabe militant et des monarchies plutôt tournées vers l’Occident, et conservatrices, elle a connu beaucoup de vicissitudes : échec du pacte de défense commune et de coopération économique signé le 19 avril 1950 mais resté lettre morte, échec du pacte de sécurité collective en 1952, mise à l’écart de l’Egypte en 1978 à la suite des accords de Camp David, transfert du siège à Tunis mais retour au Caire en 1990, laborieuse adoption en 1994 d’une Charte arabe des droits de l’homme que personne ne ratifiera sur le moment à l’exception de l’Irak de Saddam Hussein mais qui entrera en vigueur en 2008 après la signature de 7 membres de l’organisation (certaines dispositions, celles notamment sur la peine de mort ou l’assimilation du sionisme au racisme ou encore sur les droits des non citoyens font toujours débat), initiatives de paix de 2002 et de 2007 sans lendemain.
Le conflit en Syrie a pris depuis quelques années dans les débats la place de l’affrontement classique israélo-palestinien. Le siège de Damas a été déclaré vacant en 2011 et attribué à l’opposition syrienne mais cet appui affiché aux adversaires du régime de Bachar el Hassad recouvre de sérieuses divergences entre les partisans de la manière forte et d’une intervention armée et ceux qui lui préfèrent la recherche en priorité d’une solution politique. S’y ajoutent les tensions autour du Qatar accusé de soutenir la cause des «Frères musulmans» et d’accorder l’asile à ses dirigeants en exil. Quant aux leçons à tirer des printemps arabes, elles ne sont évidemment pas perçues de la même manière dans les monarchies et émirats conservateurs du Golfe et des pays comme la Tunisie. La lutte contre les combattants de l’Etat islamique paraît à première vue sujette à consensus mais là aussi les nuances sont nombreuses: le rôle de chef de file que revendique l’Arabie saoudite suscite des inquiétudes devant ses ambitions de puissance régionale et laisse craindre à ses partenaires arabes que sa confrontation avec l’Iran prenne le pas sur la défense de leurs intérêts.
La Ligue tient en principe un sommet chaque année (le dernier en date a eu lieu à Charm el Cheikh en mars 2015) encadrant des réunions semestrielles des ministres des Affaires étrangères. Animée par un secrétaire général (actuellement égyptien) et servant de point de rattachement à quelques organes techniques (Union postale, Union des télécommunications, Conseil économique, Organisation arabe du travail), elle ressemble finalement plus à un forum politique de consultation destiné à soutenir la cause arabe, à lancer des appels ou à délivrer des messages à la communauté internationale et à rechercher des positions communes, qu’à un instrument de coopération régionale, encore moins d’intégration. Un interlocuteur utile donc, qui est présent comme observateur à l’ONU, mais dont le poids semble bien limité. Son rôle dans les conflits qui ont ébranlé le Proche-Orient (les deux guerres du Golfe notamment) n’apparaît pas avoir eu beaucoup d’influence. La France a signé en 1991 un accord donnant le statut diplomatique au bureau de la Ligue arabe installé depuis 1974 dans la capitale.
L’Organisation de Coopération islamique (OCI) englobe, elle, tous les pays se réclamant de la religion du Coran ou abritant une proportion significative de musulmans, quelle que soit la branche ou l’obédience dont ils se réclament. Sur ses 57 membres, 24 sont africains, 2 sud-américains (Surinam, Guyana), 2 européens (Albanie, Turquie). 5 observateurs (Chypre-Nord, Bosnie, Centre Afrique, Russie, Thaïlande) complètent cette mosaïque géographique assez disparate. Le grand absent est l’Inde en dépit de sa forte communauté musulmane mais l’Iran est membre à part entière, le clivage sunnites/chiites n’ayant pas été l’obstacle que l’on pouvait imaginer. La présence de nombreux pays africains francophones explique que le français soit langue officielle avec l’arabe et l’anglais.
Créée à Rabat le 25 septembre 1969 reposant sur une charte adoptée en 1972 et entrée en vigueur en 1974 l’OCI est évidemment animée de préoccupations de nature religieuse : préservation des lieux saints, consolidation de la solidarité islamique, promotion des valeurs du Coran, réalisation des objectifs de la Oumma islamique. Elle se fixe cependant des buts concrets : renforcement de la coopération dans tous les domaines, aide aux pays musulmans en difficulté, ou victimes de catastrophes naturelles, lutte contre la pauvreté, création d’un marché commun, lutte contre le terrorisme et le crime organisé.
Un sommet de l’OCI se tient tous les trois ans. Le dernier en date (le 12ème) a eu lieu au Caire en février 2013. Le 13ème est programmé du 10 au 15 avril 2016 à Istanbul. Le communiqué final du dernier sommet (pas moins de 166 paragraphes) témoigne de la variété des thèmes abordés: il couvre tous les conflits et problèmes auxquels sont confrontés les membres de l’organisation et se présente plutôt comme un catalogue d’appels et de vœux pieux. Plus concrètement, l’OCI prévoit des réunions annuelles des ministres des Affaires étrangères. La plus récente d’entre elles s’est tenue au Koweït en Mai 2015, intitulée «session de la vision commune sur la promotion de la tolérance et le rejet du terrorisme». Une autre rencontre des chefs de la diplomatie a lieu chaque année à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU. D’autres domaines font l’objet de réunions ministérielles périodiques : santé, travail, culture, tourisme, information, jeunesse, condition féminine. Plusieurs comités permanents assurent un suivi plus opérationnel : le COMSEC, comité permanent pour la coopération économique et commerciale, le COMIAC, comité permanent pour l’information et les affaires culturelles. Plusieurs institutions spécialisées sont rattachées à l’OCI, notamment la Banque islamique de développement et l’Organisation islamique pour l’éducation, la science et la culture. Cette dernière, créée en 1982, se veut le pendant de l’UNESCO avec qui elle a conclu un accord de coopération en 1984.
Au total, l’OCI apparaît comme une organisation aux multiples facettes avec des ambitions qui vont bien au-delà d’une simple volonté pragmatique de rechercher des synergies puisqu’elle se propose de promouvoir les valeurs de l’Islam dans tous les domaines. Il lui reste manifestement un long chemin à parcourir avant de pouvoir emprunter celui qu’a suivi l’Europe des traités de Rome. La charte de l’OCI précise bien qu’elle n’a pas vocation à intervenir dans les affaires relevant de la compétence nationale et que le principe de non immixtion prime toute autre considération. Elle fonctionne sur la base de l’unanimité même si ses statuts précisent qu’à défaut de consensus une décision peut être prise à une majorité des 2/3 des membres présents et votants. Réunissant des pays d’importance très inégale et pour certains géographiquement très éloignés, elle se heurte de surcroît à un nombre de participants sans doute trop élevé pour s’engager dans une intégration plus poussée.
Le Conseil de Coopération du Golfe ne souffre pas du même inconvénient. Il fait son apparition en 1981 et réunit monarchies et émirats sous la houlette du plus puissant d’entre eux, l’Arabie saoudite. Cinq autres Etats en font partie: Oman, Koweït, Bahreïn, Qatar, Emirats arabes unis. Le contexte idéologique et religieux est volontairement mis entre parenthèses au profit d’objectifs concrets : union douanière, élimination des obstacles tarifaires, marché commun, monnaie unique, intégration économique… mais là aussi les résultats ne sont pas à la hauteur des ambitions. Si la tentative de Saddam Husseïn de créer avec le Yémen, la Jordanie et l’Egypte un dispositif concurrent a tourné court, les projets d’union monétaire n’ont pas encore abouti en raison de l’opposition des Emirats arabes unis et les négociations en vue de la conclusion d’un accord commercial avec l’Union européenne piétinent. La candidature du Yémen, longtemps en suspens faute d’unanimité, semble progresser mais un projet d’admettre le Maroc et la Jordanie a avorté. L’accord de sécurité intérieure signé en 1982, prévoyant des manœuvres communes, la mise sur pied d’une force conjointe de déploiement sous commandement unifié et une coopération en matière d’armements, paraît surtout un moyen pour l’Arabie saoudite d’affirmer son leadership. Elle en est le maître d’oeuvre et héberge le quartier général de la force ainsi qu’une Académie du Golfe pour les études stratégiques et de sécurité. Le Conseil de coopération du Golfe multiplie les réunions au niveau politique : un Conseil suprême une ou deux fois par an (le président français a été invité à une session extraordinaire en mai 2015) et un Conseil des ministres des Affaires étrangères tous les trois mois. La concertation est donc plutôt active, facilitée par la contiguïté géographique mais ne semble pas encore déboucher sur une véritable dynamique d’intégration.
Le tableau ne serait pas complet sans mentionner le dernier regroupement en date, l’Union du Maghreb arabe, qui rassemble les quatre pays du sud de la Méditerranée auxquels s’est jointe la Mauritanie. Depuis sa création à Marrakech le 17 février 1989, elle peine à trouver ses marques et les intentions affichées (surtout d’ordre économique avec des projets d’union douanière et de marché commun mais aussi de réalisation d’infrastructures) ont abouti plus à la création de conseils et de commissions spécialisées au niveau ministériel qu’à celle de structures opérationnelles. Le commerce entre les cinq partenaires reste marginal (moins de 2% des échanges) et certains, tout en relevant l’existence de quelques institutions communes (une banque pour l’investissement et le commerce extérieur à Tunis, une Académie des sciences et une Université maghrébine à Tripoli) mettent le doigt sur un handicap majeur : un quart de la population est d’origine berbère et non arabe et on peut objecter que ni la Libye, ni la Mauritanie n’appartiennent au Maghreb stricto sensu. S’y ajoute le différend sur le Sahara occidental qui continue à peser sur un rapprochement entre le Maroc et l’Algérie. On s’accorde à constater que l’UMA est mal partie en dépit des efforts de son secrétaire général tunisien. Le dernier sommet de l’organisation remonte à 1994.
Que conclure de ce tour d’horizon? D’abord que les tentatives de regroupement, même si elles peuvent paraître laborieuses, ne sont pas symboliques et traduisent un sentiment largement partagé de la nécessité d’une meilleure intégration régionale, notamment économique. Mais aussi, à l’inverse, que le simple fait d’appartenir au monde arabe ou de se réclamer de la doctrine du prophète ne suffit pas à développer des solidarités et créer les conditions d’une synergie conduisant à la mise sur pied d’organisations supranationales. Se retrouver pour dénoncer la politique israélienne, soutenir la cause palestinienne ou le combat contre le terrorisme et l’Etat islamique, condamner la Syrie de Bachar el Assad, appeler à la solution des conflits et différends qui agitent le monde arabe, est évidemment plus aisé que s’entendre sur des réalisations communes impliquant une convergence d’intérêts que la géographie et l’histoire ne rendent pas évidente.
Dominique Chassard